Mythologies d’Angelin Preljocaj au Théâtre du Châtelet : le plein d’harmonies

Angelin Preljocaj Mythologies

Angelin Preljocaj, chorégraphe prolifique, signe cette année sa nouvelle création dans le cadre d’une collaboration entre sa propre compagnie et le ballet de l’Opéra de Bordeaux. Ce sont ainsi des danseurs des deux compagnies que l’on retrouve ensemble sur scène dans cette œuvre d’une heure trente quasi hypnotique et particulièrement réussie.

Mythologies est une vaste fresque dont le seul fil conducteur est la mise en scène de mythes plus ou moins célèbres, liés entre eux par une réflexion sur la nature belliqueuse de l’humanité.  Le propos, et la scénographie qui s’en inspire, sont certes un peu trop intellectuels, et il est utile de lire le programme avant le début de spectacle si l’on veut comprendre le sens donné à ces vidéos de visages en gros plans, bien réalisées, mais qui n’apportent rien à la force visuelle de l’œuvre voire au contraire détournent l’attention de la chorégraphie au début de celle-ci. Difficile aussi d’accrocher aux figures de catcheurs, dont le lien avec le sujet, à savoir leur présence dans l’ouvrage de Roland Barthes consacré aux Mythologies, découle là encore plus d’une vue de l’esprit que d’une cohérence esthétique et émotionnelle.

Mais l’intérêt de l’œuvre n’est pas là, et ces défauts sont vite pardonnés. Car une fois que l’on fait abstraction de cet intellectualisme excessif, Mythologies est un petit bijou dont il serait dommage de se priver.

Preljocaj utilise les formidables qualités des danseurs réunis sous sa direction dans une chorégraphie qui exige d’eux une maitrise et une précision remarquables. Dès le prologue les ensembles se succèdent, incisifs mais très fluides, lyriques parfois, dans ce style inimitable qui fait le lien entre classique et contemporain. Quelques pas de deux apportent du relief à certains tableaux, que l’utilisation très réussie des éclairages contribue à mettre en valeur. Celui du Minotaure diffère un peu des autres par sa scénographie : des panneaux mobiles déplacés par des danseurs invisibles réussissent à recréer de façon saisissante l’impression d’un labyrinthe sans issue et l’angoisse de la victime livrée à la bête. Ce tableau est peut-être, avec celui de la chute d’Icare qui entretient les contrastes, le plus frappant, mais ce sont les ensembles qui par instants rappellent les harmonies de la danse classiques avant de retourner vers un langage plus ancré dans le sol, qui constituent l’essence envoûtante de ce spectacle.

La réussite de la création tient aussi sans nul doute à la composition musicale, œuvre de Thomas Bangalter, ancien des Daft Punk, aidé de Romain Dumas à la direction musicale. Par un total revirement de style, il signe ici une partition symphonique pour orchestre (jouée par l’orchestre de chambre de Paris). Le résultat, étonnamment classique, fonctionne très bien, et contribue à emporter le spectateur dans une douce fascination dont il ne ressort qu’à la scène finale, qui peut paraitre convenue mais qui m’a semblé sonner juste. Envoûtant.

Mythologies continue sa tournée à l’Opéra de Limoges les 12 et 13 novembre, à l’Opéra de Versailles du 14 au 18 décembre puis à La Criée de Marseille du 8 au 11 juin.

Acosta Danza : Chaillot au rythme de Cuba

100% Cuban

La compagnie Acosta Danza revient à Paris avec son spectacle 100% Cuban, qui a pour ambition de faire rayonner Cuba à travers ses danseurs et chorégraphes. Pari réussi avec cet ensemble de cinq chorégraphies qui nous emmènent au cœur de l’île.

Une soirée très rythmée qui monte progressivement en intensité jusqu’à un final joyeux et énergique, qui embarque un public largement conquis.

Imprompta, Photo Johan Persson

La première partie, assez sombre, donne la parole à deux chorégraphes natifs de l’île pour revenir, en filigrane, sur les plus douloureux épisodes de l’histoire cubaine.

Liberto est un pas de deux inégal mais associant des images fortes illustrant la fuite d’un esclave. Le duo formé par Zeleidy Crespo et Mario Sergio Elias intrigue mais fonctionne particulièrement bien et les deux danseurs s’investissent corps et âme dans cette chorégraphie de Raul Reinoso qui à défaut d’être convainquante a au moins le mérite d’être très expressive. Un début de soirée aux notes douloureuses.

Hybrid, de Norge Cedeno et Thais Suarez, utilise cette fois le groupe et s’affranchit de la narration tout en débutant dans un registre grave, avant que le mouvement n’entraine les danseurs vers une évocation de la liberté magnifiée par un surprenant saut final. La chorégraphie un peu trop simple pourrait être plus travaillée mais fonctionne dans sa globalité, et l’énergie communicative des interprètes donne envie d’aller danser avec le groupe.

Paysage, Soudain, la nuit, Photo Kike

Pour la deuxième partie, place à plus d’optimisme. Paysage, Soudain, la nuit, est une très jolie chorégraphie du suédois Pontus Lidberg, sur la musique doucement entrainante du cubain Leo Brouwer. Les mouvements sont simples sans pour autant tomber dans la facilité, et il se dégage de ces enchainements passant du fluide au saccadé une impression de joie paisible. Rien de grandiloquent, mais la chorégraphie qui au premier abord semble sans relief se révèle vite hypnotisante. Le tableau dressé, devant un parterre de graminées, est celui de jours heureux et plonge le spectateur dans une ambiance de soirée d’été.

Le solo qui suit, Imprompta, est créé sur mesure par Maria Rovira pour la remarquable danseuse Zeleidy Crespo. Une personnalité charismatique qui porte ces sept minutes par sa présence, et parvient à sauver une chorégraphie par ailleurs un peu fade.

De Punta a Cabo, Photo Yuris Nourido

Pour finir, la compagnie reprend sa pièce emblématique De Punta a Cabo, créée par Alexis Fernandez en 2016 mais présentée pour la première fois en France. Devant une grande vidéo de la jetée de la Havane, les danseurs laissent exploser toute leur énergie – et ils en ont à revendre – dans ce joyeux mélange des styles souhaitant illustrer la société cubaine. Aussi à l’aise dans une série de fouettés sur pointes qu’à esquisser quelques pas de salsa en baskets, ils montrent toute leur polyvalence dans cette composition énergique et éclectique aux allures de battle de rue qui leur va comme un gant. Jusqu’aux saluts pendant lesquels ils jouent avec la salle avec un enthousiasme particulièrement contagieux, ils prouvent qu’ils ont bel et bien le rythme dans la peau. Le public conquis sortira de la représentation avec l’impression d’avoir passé une soirée à Cuba.

Doublé néo-classique pour le Staatsballet de Vienne

Alexei Ratmansky

Le ballet de Vienne (Wiener Staatsballet) présente en parallèle, dans deux théâtres différents, deux ensemble de trois œuvres chorégraphiques, à dominante néo-classique et, chose rare, mettant également en valeur les musiciens. Les deux programmes, proches par leur structure et les styles présentés, méritent d’être vus à la suite tellement ils se font écho. L’occasion aussi de découvrir des œuvres peu dansées en France.

Le premier programme, intitulé Liebeslieder, regroupe trois chorégraphes du XXe siècle : les deux maîtres du néo-classique, Jerome Robbins et Georges Balanchine, et la minimaliste Lucinda Childs. Une soirée sans prise de risque au ton intimiste, présentée dans le bel écrin de l’opéra de Vienne.

Hyi-Jung Kand et Davide Dato dans Other Dances – Photo Wiener Staatsoper

En ouverture, Other Dances de Robbins, s’il n’égale pas le Suite of Dances du même chorégraphe, est un pas de deux agréable et sans surprise. Accompagnés au piano sur scène par Johannes Piirto (apparemment en remplacement d’Igor Zapravdin), Maria Yakovleva et Denys Cherevychko le dansent avec précision et élégance malgré quelques petites difficultés dans les portés.

La partie centrale est dédiée au Concerto de Lucinda Childs, un ensemble créé en 1993 où l’on retrouve du baroque dans les bras, du classique dans les jambes, et surtout de la suite dans les idées. Childs joue avec les ensembles, les compose et décompose, suivant une trame faussement répétitive qui devient presque envoûtante. C’est visuellement très agréable – moins pour les oreilles, mises à rude épreuve par l’enregistrement du concerto de Gorecki.

Concerto de Luncinda Childs – Photo Wiener Staatsoper

Après l’entracte, le rideau s’ouvre sur un décor de petit salon viennois qui arrache au public des vivats d’admiration. Liebeslieder Walzer, une œuvre assez méconnue de Balanchine, est une ode à la valse pour quatre couples de danseurs, quatre chanteurs et deux pianistes, qui ne pourrait mieux trouver sa place qu’à Vienne.

Le piano est installé dans un coin du décor, les chanteurs et pianistes sont costumés comme les danseurs, queue de pie pour les hommes et robes de bal pour les femmes, ce qui a le mérite de les intégrer à la narration comme parties prenantes de ce bal. Un changement de paradigme bienvenu et confirmé par la scène finale qui voit les danseurs s’asseoir et écouter les musiciens avant de les applaudir.

Du point de la vue de la danse, la chorégraphie n’a d’autre prétention que d’être agréable à l’œil. Dans la première partie, les danseuses sont en chaussures de ville, et les couples valsent à tour de rôle sur la musique de Brahms. Ils s’éclipsent ensuite pour revenir dans une seconde partie aux allures de rêve : les femmes sont cette fois sur pointes et dans des robes où l’on peut voir une évocation nocturne, et la chorégraphie se fait plus classique. Un divertissement sans prétention aussi agréable à l’œil qu’à l’oreille, ce qui somme toute semble être la principale ambition de cette soirée.

Liebeslieder Walzer de Balanchine – Photo Wiener Staatsoper

Le second programme, Begegnungen (Rencontres), est cette fois dansé dans le cadre plus récent du Volksoper et avec orchestre. Il donne l’impression d’être le double un peu plus moderne du premier programme. Et pour cause : là encore, deux chorégraphies néo-classiques sont séparées par une troisième plus résolument contemporaine, mais cette fois-ci il est fait appel à trois chorégraphes actuels.

L’élément central de la soirée, Lux umbra d’Andrey Kaydanosvkiy, voit des danseurs au sourire de joker tournant autour de leurs longues jupes comme si le chorégraphe en peine d’inspiration s’était rattaché à l’accessoire pour se donner une contenance. Le résultat n’est ni novateur ni limpide dans sa signification et peine à convaincre. Mais le reste du programme est autrement plus intéressant.

24 préludes de Ratmansky – Photo Volksoper

Les 24 préludes d’Alexeï Ratmansky ouvrent le bal. Non pas sur les préludes pour piano tel qu’écrits par Chopin, mais une orchestration de Jean Françaix, pas toujours équilibrée, qui frappe un peu l’oreille, mais c’est ce qui a plu au chorégraphe, qui voulait s’affranchir de l’aspect romantique de l’œuvre. La structure de la chorégraphie n’est pas sans rappeler I.N.I.T.I.A.LS de John Cranko : pas de narration à proprement parler, mais une succession de duos, solos, ou petits groupes exprimant une large palette d’émotions et de situations. Et précisément, contrairement aux pièces comparable de Robbins ou Balanchine, c’est bien toute la palette qui est mise en évidence, avec des passages de plus en plus sombres succédant à la naïveté joyeuse des débuts. Le résultat est des plus réussis, montrant l’étendue du talent du chorégraphe qui, comme il l’avait déjà prouvé dans le premier acte de sa Giselle, sait rester dans le registre classique tout en le rendant très actuel.

In Sonne Verwandelt de Martin Schläpfer – Photo Volksoper

In Sonne Verwandelt, de Martin Schläpfer (qui est aussi le directeur du ballet de Vienne), clôt la soirée. Le choix musical est ambitieux avec le 4e concerto pour piano de Beethoven, dans lequel on retrouve Johannes Piirto au piano sous la direction de Gerrit Priesnitz – pianiste et orchestre seront autant si ce n’est plus applaudis que les danseurs.

L’esthétique semble au premier abord très différente de celle de Robbins, Balanchine ou Ratmansky, les danseurs étant vêtus de pantalons, shorts et t shirts sombres. Pourtant, au cours de la succession des ensembles et des solos, alternant travail de pointe et demie pointe pour les femmes, l’héritage néo-classique se fait pleinement ressentir, quoiqu’il soit nettement actualisé, au point d’être tenté de voir en Martin Schläpfer un néo Balanchine. C’est en particulier dans ses ensembles à la fois structurés et très dansants qu’il met le mieux en valeur le ballet de Vienne qui, s’il semble avoir un peu perdu en synchronisation depuis le départ de Manuel Legris, reste une compagnie d’un très bon niveau. Malgré des transitions muettes un peu longues, ce In Sonne Verwandelt est une réussite et clôture en beauté un second programme tout aussi agréable que le premier mais un peu plus ambitieux. De quoi montrer que le courant néo-classique reste bien vivant, sans que son évolution logique ne soit nécessairement dans la danse contemporaine.

Raymonda de Tamara Rojo à l’English National Ballet

Interviewé en septembre dans le podcast « Tous Danseurs », Gil Isoart partageait sa conviction du caractère intemporel et donc indémodable du ballet classique. Un constat qui tombe à pic, car c’est bien ce qu’a voulu démontrer Tamara Rojo avec sa nouvelle version de Raymonda créée pour l’English National Ballet. Le défi : donner un nouveau souffle à la chorégraphie de Petipa, dont le troisième acte est devenu un classique, en actualisant le livret pour le rendre plus conforme aux attentes du public contemporain.

Actualiser l’histoire donc, sans changer les pas – une démarche hors du commun. En cause, une intrigue jugée sexiste en raison de la représentation qui y est faite du violent sarrasin Abderaman, et un personnage de Raymonda disputée passivement par les deux protagonistes masculins sans sembler manifester de volonté propre.

Le résultat, transféré à l’époque victorienne, met en scène une Raymonda ouvertement inspirée de Florence Nightingale, qui s’engage comme infirmière pendant la guerre de Crimée. Si la superbe partition de Glazounov est toujours là, les tutus ont été remplacés par des robes, et au triangle amoureux entre Raymonda, son fiancé renommée John de Bryan, et l’officier ottoman Abdur Rahman, maintenant dans le camp allié, se superposent une dénonciation plus générale des horreurs de la guerre et une volonté d’émancipation féminine.

Photo Johan Persson

Du point de vue esthétique, le résultat est à la hauteur des attentes. Tamara Rojo a plongé dans les archives pour reconstituer au plus près la chorégraphie d’origine, tout en y ajoutant des morceaux créés pour l’occasion lorsque les descriptions existantes étaient insuffisantes. Sur la superbe partition de Glazounov, on reconnait donc des passages souvent dansés : on retiendra par exemple la première variation de Clémence, interprété le soir de la dernière par une Natasha Mair impressionnante de précision et d’équilibre, ou encore l’adage et le grand pas du troisième acte à qui, contre toute attente, les robes des danseuses apportent un charme nouveau. Francesco Gabriele Frola se démarque également par son John de Bryan virtuose et expressif. La scénographie intelligemment pensée par Antony McDonald est sobre mais pose efficacement le décor, entre tentes de campagne et tentures ottomanes chez Abdur. Le premier acte, en particulier, est un enchantement, et les ajouts de Tamara Rojo, des ensembles masculins pleins d’énergie qui mettent en valeur le corps de ballet, sont particulièrement agréables. Mais la grande réussite chorégraphique de cette version est la scène du rêve de Raymonda : Tamara Rojo a eu l’excellente idée de mélanger danseurs et danseuses dans un ensemble très expressif ayant tout d’un acte blanc, et évoquant les tourments des soldats et le réconfort apporté par les infirmières. Le résultat est d’une grande poésie et l’équilibre entre les hommes et les femmes apporte beaucoup de lyrisme à ce passage qui mérite à lui seul le déplacement.

Shiori Kase et Isaac Hernandez – Photo Johan Persson

Le remaniement de l’intrigue, en revanche, manque son effet. Dès l’introduction, Raymonda semble plus muée par l’envie de fuir son encombrant fiancé que par sa vocation d’infirmière, sur laquelle Tamara Rojo semblait pourtant vouloir mettre l’accent. Tout le long du ballet, Fernanda Oliveira affiche le même air de profond désespoir, sans aucune évolution notable du personnage (n’ayant pu assister qu’à une représentation, difficile cependant de dire si ce parti pris est celui de la danseuse ou de la chorégraphe). Si le second acte la voit tiraillée entre les deux hommes, elle y apparait totalement passive – justement le travers qui lui était reproché dans la version d’origine. Certes, on y gagne une réflexion un peu plus profonde sur la guerre, quoiqu’elle ne soit qu’esquissée, mais on en vient à se demander ce que John et Abdur font là, à ennuyer sans cesse cette jeune femme qui ne semble attirée ni par l’un ni par l’autre. Le troisième acte, en refusant de se cantonner au simple divertissement, devient une redite du second et cette Raymonda qui ne fait qu’hésiter, sans jamais se décider, finit par en devenir agaçante. Il est d’ailleurs dommage que la fameuse variation de la claque, mal comprise mais souvent considérée comme celle de la maturité de Raymonda, soit ici l’occasion d’une énième hésitation entre les deux hommes et non d’une affirmation du personnage que l’on attendra en vain tout au long du ballet.

Shiori Kase et Jeffrey Cirio – Photo Johan Persson

Tamara Rojo, malgré un foisonnement d’idées tout à fait prometteur, n’aura donc pas réussi à donner une vraie consistance à ce personnage qui restera aussi insaisissable qu’il l’est depuis 1898. Cependant, elle fait preuve d’un vrai talent chorégraphique dans les passages de sa création, de quoi donner envie de la voir renouveler l’expérience, en espérant que son nouveau poste de directrice artistique du San Francisco Ballet lui en laisse l’occasion. Sa Raymonda, si elle manque un peu de corps, est néanmoins un ballet agréable à regarder et offre une bonne alternative aux versions « en tutu » de Ratmansky ou de Noureev.

Avis aux amateurs, le ballet devrait être à nouveau dansé à Southampton fin 2022.

Shiori Kase et Isaac Hernandez – Photo Tristram Kenton

Le Sacre du printemps à travers les âges

[Archive décembre 2021]

Cette saison, les Ballets Russes sont à l’honneur à Paris, avec deux programmes qui leur font hommage. Le Théâtre National de Chaillot a ouvert la danse en novembre avec le Malandain Ballet Biarritz, qui y a associé un Oiseau de feu chorégraphié par Thierry Malandain et une relecture du Sacre du printemps par Martin Harriague. L’Opéra de Paris prend la suite en ce mois de décembre avec un programme qualifié de russe dans lequel, après le classique Rhapsody du chorégraphe Frédéric Ashton, une courte création de Sharon Eyal inspirée de l’Après-midi d’un faune laisse ensuite la place à la recréation du Sacre du printemps de Nijinski par Dominique Brun. L’occasion pour le public parisien de voir, à quelques mois d’intervalles, la plus ancienne et la plus récente version de ce Sacre. Chronique de ce voyage dans le temps. 

Le Sacre du printemps de Martin Harriague – Photo Olivier Houeix

Créé en 1913 par Nijinski dans le cadre des ballets russes, le Sacre du printemps, ou « Tableaux de la Russie païenne », fait scandale dès sa première représentation au théâtre des Champs-Elysées, au point d’être abandonné au bout de huit représentations. La chorégraphie d’origine a été perdue depuis, d’autant plus facilement que Nijinski a refusé que ses créations soient filmées. Pourtant, la chorégraphe Dominique Brun s’est attaquée à un défi de taille : recréer la version d’origine, ou du moins s’en approcher au plus près possible. En s’appuyant sur les photos, critiques et descriptions datant de sa création, elle a effectué un travail minutieux de reconstitution. C’est le résultat de ce passionnant travail qui est présenté à l’Opéra de Paris. Et s’il était extrêmement novateur au début du XXe siècle, force est de constater qu’il est moins attrayant pour le spectateur de 2021. Très statique, la chorégraphie semble faite de poses enchainées plus que de mouvements. Les pieds en dedans, les têtes inclinées, les piétinements, les postures très refermées, étaient résolument modernes en 1913 ; aujourd’hui on ne retient de tout cela que quelques images, les mêmes que l’on retrouve sur les gravures de l’époque. Intéressant à titre historique, moins enthousiasmant sur le plan artistique, ce Sacre laisse le public perplexe. Heureusement que le très court Faunes de Sharon Eyal, présenté en fin de première partie, est un petit bijou de finesse, dont les créatures aux longues jambes parviennent à captiver le spectateur et à l’emmener en douze minutes dans un autre monde, sauvant un programme par ailleurs un peu décevant.

Le Sacre du Printemps de Nijinski/Dominique Brun – Photo Opéra de Paris

Mais revenons au Sacre. Depuis 1913 et cette version qui aujourd’hui nous parle si peu, la partition de Stravinski a inspiré de nombreux chorégraphes : après Horton en 1937, et avant Neumeier, Walter et bien d’autres encore, Béjart fut parmi les premiers à s’emparer de la mythique partition en en faisant une ode à la sensualité axée sur un couple. Mais c’est sans conteste la puissante chorégraphie de Pina Bausch et son élue exsangue qui a le plus marqué aussi bien spectateurs que danseurs. Il y a un mois, nullement intimidé par ce pesant historique, Martin Harriague, chorégraphe résident auprès du Malandain Ballet Biarritz, proposait à son tour sa version de ce ballet devenu mythique, dans le cadre du programme Stravinski au Théâtre National de Chaillot.

La première partie du programme était déjà reliée aux Ballets Russes, avec un Oiseau de feu plein de lyrisme chorégraphié par Thierry Malandain, mettant en scène un gracile et étonnant Hugo Layer aux extensions aériennes ainsi que d’harmonieux ensembles.

Le Sacre du printemps de Martin Harriague – Photo Olivier Houeix

Une entrée en matière bien éloignée du langage puissant et terrestre de Martin Harriague. Son Sacre du printemps, qui débute avec un flot de danseurs se déversant hors du piano de Stravinski comme vomis de la bouche d’un monstre, est éminemment ancré dans le sol. Toute en puissance, très rythmée, sa chorégraphie anime les danseurs d’une pulsion répétitive et hypnotisante, retournant aux sources de la narration d’origine par son côté sauvage et sa violence à peine contenue. La dernière partie, qui voit l’élue disputée par le groupe dans une séquence qui frôle l’acrobatie, accélère le rythme obsédant de la chorégraphie jusqu’au sacrifice final. Malgré quelques longueurs au milieu de la pièce, l’ensemble est une réussite et, de Sacre, affirme surtout celui de Martin Harriague au rang des chorégraphes à suivre.

Dialogues au théâtre des Champs-Elysées

[Archive 2 décembre 2021]

À l’initiative de Mats Ek, les productions Albert Sarfati proposent au Théâtre des Champs-Elysées un programme de six pas de deux particulièrement alléchant, réunissant des chorégraphes parmi les plus grands noms de la danse contemporaine et d’excellents danseurs venus de différents horizons – le type d’initiative que l’on ne demanderait qu’à voir plus souvent.

Le programme s’ouvre sur Impromptus, une chorégraphie intéressante de Sasha Waltz mais dont l’aspect extrêmement rythmé, voire découpé, peine un peu à s’harmoniser avec l’impromptu de Schubert choisi, malgré la grande qualité des danseurs Claudia de Serpa Soares et Gyung Moo Kim. L’extrait de Juliet & Romeo de Mats Ek, plus lyrique, est proprement exécuté par Mariko Kida et Johnny McMillan. Mais c’est surtout Whitney Jensen que l’on remarque, épatante de précision dans 14’20’’ de Jiri Kylian, un duo plein d’énergie dans lequel Lucas Lima prouve également qu’il n’a pas volé sa toute récente nomination sur ce programme au titre de Principal du Ballet de Norvège. Tout comme Samantha Lynch, promue le même jour, lumineuse aux côtés de la même Whitney Jensen dans Islands d’Emma Portner, qui débute par un jeu d’imbrications siamoises non sans humour.

14’20’’ – Photo Erik Berg

C’est justement ce superbe Islands, intelligent et rythmé, qui s’impose comme la grande réussite de ce programme, avec sa judicieuse scénographie entièrement basée sur les lumières et un langage ciselé qui n’est pas sans rappeler celui de Crystal Pite. Et c’est précisément l’un des objectifs affichés de cette soirée, que de faire dialoguer les différents chorégraphes en présentant leurs travaux au sein d’un même programme et en mettant ainsi en lumière leurs influences mutuelles. Objectif à moitié atteint, car à vrai dire il n’y a qu’entre ces deux chorégraphes que le dialogue des styles sera vraiment visible.

La création de Crystal Pite, quant à elle, était très attendue par le public parisien, qui a eu par deux fois un avant-goût de son talent sur la scène de l’Opéra de Paris et qui avait été particulièrement enthousiasmé par son Season’s Canon. Son Animation est un très intéressant travail chorégraphique autour de la mise en mouvement de l’inanimé, à travers une marionnettiste tentant de donner vie à son pantin. Bien qu’on éprouve une légère déception à ne pas retrouver là un rythme enlevé qu’elle a si bien su insuffler dans d’autres pièces, le résultat, époustouflant de recherche et de précision, confirme toute l’étendue de son talent.

Islands – Photo Joerg Wiesner

La soirée se termine par le Boléro d’Ohad Naharin, qui est largement acclamé. Il faut dire que Maayan Shienfeld et Rani Lebzelter, anciennes de la Batsheva Dance Company, dansent parfaitement et avec esprit cette version contrastée mais énergique de l’œuvre de Ravel, largement remixée pour l’occasion.

Une soirée réjouissante, permettant de mettre en lumière à la fois le travail de plusieurs chorégraphes et les qualités des danseurs de différentes compagnies tout en donnant toutes ses lettres de noblesse au format du duo. On en redemande !

Le Rouge et le Noir de Pierre Lacotte à l’Opéra de Paris

[Archive 4 novembre 2021]

Repoussée depuis 2020 en raison de la pandémie, la création du Rouge et le Noir à l’Opéra Garnier était attendue comme l’évènement de l’année par les balletomanes.

Et pour cause : les créations classiques sont rares à Paris et Pierre Lacotte, reconnu comme le spécialiste mondial de la recréation de ballets historiques, a déjà signé certains des grands classiques de l’Opéra de Paris (la Sylphide ou Paquita), sans compter une œuvre prolifique auprès d’autres compagnies.

Cette fois-ci cependant, Pierre Lacotte part directement du roman de Stendhal pour créer de toutes pièces un nouveau ballet, sur un assemblage musical composé d’arrangements de différentes œuvres de Massenet. Le résultat est monumental, aussi bien par sa durée (trois heures) que par la magnificence des décors et des costumes.

Du livre, le chorégraphe a surtout gardé les intrigues amoureuses, laissant quelque peu de côté l’ambition de son héros, il est vrai difficile à retranscrire par la danse. Oublié également l’habit noir si symbolique dans le roman, c’est tout de blanc vêtu que Julien Sorel fait son apparition – Mathieu Ganio, pour qui a été écrit le rôle, le soir de la première, même s’il devra malheureusement être remplacé au cours du premier acte. C’est donc Florian Magnenet qui prendra fièrement la relève, sauvant plusieurs représentations au pied levé et signant l’interprétation la plus convaincante de Julien Sorel en lui impulsant ce qu’il faut de gouaille lorsque d’autres danseurs, non moins excellents par ailleurs, ont plutôt fait le choix du héros romantique.

Bianca Scudamore – Photo Svetlana Loboff

La construction du premier acte est très classique, presque un peu datée, succession de variations bien distinctes dans le jardin des Rênal. La mise en place de l’histoire est crédible, et se dessine la romance entre Julien Sorel et madame de Rênal (admirablement interprétée par toutes les danseuses distribuées dans ce rôle, qui rivalisent d’élégance et de précision : plus timide chez Amandine Albisson, toute en subtilité chez Hannah O’Neill, quasi aristocratique pour Ludmila Pagliero). En opposition, Pierre Lacotte a eu l’heureuse idée de renforcer le personnage de la jalouse Elisa pour en faire un acteur majeur de la tragédie qui se noue, offrant ainsi à Valentine Colasante un rôle très intéressant, avec un style chorégraphique propre qui lui va comme un gant. Malheureusement elle ne le dansera qu’une fois avant de laisser la place notamment à Roxane Stojanov qui y montrera également de vraies qualités de soliste.

La suite se rapproche un peu plus du style de Cranko avec des pas de deux expressifs et une scène de colère de monsieur de Rênal dans laquelle Marc Moreau se montre détonnant, tandis que Stéphane Bullion, dans une autre distribution, parvient à redonner un peu de noirceur à ce personnage transformé par la chorégraphie en bon père de famille. Les ensembles masculins des scènes de séminaire sont un peu moins inspirés mais très graphiques, et les amateurs s’amuseront à y retrouver un certain nombre de références, volontaires ou non, au second acte de Giselle.

Amandine Albisson et Stéphane Bullion – Photo Svetlana Loboff

Le deuxième acte s’articule principalement autour d’une grande scène de bal, l’occasion pour le corps de ballet de montrer toutes ses qualités après quelques désynchronisations lors des premières représentations, tandis qu’apparait l’arrogante Mathilde de la Mole, un rôle incarné à la perfection par Myriam Ould-Braham (qui là encore délaissera vite l’affiche, donnant à Bianca Scudamore l’opportunité de s’y montrer tout aussi brillante). Dans le trop petit rôle de la maréchale de Fervaques, aussi bien Camille Bon qu’Héloïse Bourdon font preuve de belles qualités qui donnent envie de les voir évoluer dans des rôles avec plus d’ampleur. Si l’évolution de l’intrigue s’alourdit parfois dans les détails, le tout est agréable, et la scène du régiment, si elle n’apporte rien du point de vue de la dramaturgie, est l’occasion d’ajouter à la superbe de la production avec de clinquants uniformes.

C’est surtout le troisième acte qui pêche, aussi bien par sa structure trop découpée que par les chorégraphies d’ensemble dont le style, qui se veut contemporain, est modérément inspiré. L’acte est entrecoupé par d’interminables changements de décors, orchestre à l’arrêt, meublés au mieux par des saynètes qui ne font nullement avancer la narration. Dommage que ces défauts viennent casser l’élan dramatique par ailleurs instillé par quelques belles scènes, notamment avec l’abbé Castanède, que Thomas Docquir rend implacable et glaçant. Après un dernier pas de deux entre Julien Sorel et madame de Rênal, la scène de l’échafaud, d’une sobriété efficace, aurait dû être la clôture logique du ballet. Dorothée Gilbert aura cependant réussi à justifier la dernière scène, peu utile sur le plan narratif, en en faisant une interprétation poignante digne d’une tragédienne.

Saluts le soir de la dernière

En conclusion, Pierre Lacotte a réuni tous les ingrédients pour faire un grand ballet, mais cela ne suffit pas à en faire un ensemble réussi et cohérent. N’empêche, il est agréable de retrouver une grande et belle création classique, très bien servie par des interprètes de qualité, à commencer par le couple formé par Florian Magnenet et Hannah O’Neill qui aura réussi à s’imposer face aux étoiles des autres distributions. Rien que pour cela, ce Rouge et le Noir aura été un plaisir pour les balletomanes – et un régal pour les yeux de tous.

The Cellist de Cathy Marston par le Royal Ballet de Londres

[Archive 2020]

Cathy Marston, peu connue en France, est pourtant une talentueuse chorégraphe largement reconnue dans les pays anglo-saxons. Son langage chorégraphique, s’il se rattache au classique, n’en est pas moins novateur, reposant sur la narration tout en s’affranchissant à la fois des structures traditionnelles et de toute pantomime, pour mettre l’accent sur l’évocation comme moyen de compréhension de l’histoire.

En 2020, elle crée pour le Royal Ballet de Londres The Cellist, un long ballet narratif relatant la vie de Jacqueline du Pré, célèbre violoncelliste qui connut un début de carrière fulgurant aux côté de son mari le chef d’orchestre Daniel Barenboim, avant qu’une sclérose en plaques ne la contraigne à une retraite très précoce. Histoire au caractère tragique, qui pourrait être traitée dans un registre purement dramatique mais que la chorégraphe fait le choix intelligent de centrer sur la relation entre la violoncelliste et son instrument.

Photo Alastair Muir

Ce n’est pas la première fois que Cathy Marston personnifie les objets par le biais de ses danseurs – on se souvient de sa superbe tempête de neige dans Snowblind, créé pour le San Francisco Ballet. Ici, elle pousse le concept plus loin encore. Déjà car, au-delà des passages dansés, des membres du corps de ballet figurent une série d’objets du quotidien (le tourne-disques par exemple), se substituant ainsi partiellement au décor. Mais surtout, car elle fait le choix de faire incarner par un danseur le violoncelle lui-même, et d’en faire un personnage central du ballet. Choix osé, et formidablement réussi.

Ainsi, dès les premières scènes, le magnétique Marcelino Sambé, qui bien plus que l’instrument en lui-même matérialise l’âme du violoncelle, vient s’imposer comme une évidence à la lumineuse Lauren Cuthbertson, dont la ressemblance physique avec Jacqueline du Pré est troublante. Tout repose sur une pose savamment étudiée où Marcelino Sambé, un genou à terre et un bras tendu vers le ciel, imite la forme de l’instrument. La magie opère et l’on croit voir Lauren Cuthbertson jouer du violoncelle. La relation entre les deux devient vite fusionnelle au travers de superbes pas de deux à la tonalité emprunte d’affection, qui sauvent les tons un peu ternes du reste de la pièce. L’apogée est atteinte lors d’une scène de concert, moment de la rencontre avec Daniel Barenboim, que Matthew Ball interprète avec juste ce qu’il faut de suffisance. Le corps de ballet, dont il est dommage qu’il soit par ailleurs sous-exploité dans ce ballet, s’anime par groupes au rythme du concerto d’Elgar, donnant vie à tout un orchestre qui est évoqué sans être mimé, pendant que sur deux piédestals chef d’orchestre et soliste se répondent et se séduisent mutuellement. La scène se poursuit par un pas de trois au cours duquel le violoncelle semble soutenir et cimenter la relation amoureuse entre Du Pré et Barenboim, une interprétation qui renvoie à la richesse de leur collaboration musicale.

Photo Bill Cooper

L’apparition de la maladie est traitée avec sensibilité, sans tomber dans le pathos, et est l’objet d’un duo poignant entre la violoncelliste paralysée par ce corps qui l’abandonne et le violoncelle qui ne cesse pour autant de réclamer son attention. Privée de sa raison de vivre, enfermée dans la solitude, la scène finale montre Jacqueline du Pré, immobile dans un fauteuil, entourée du virevoltant esprit du violoncelle, qui ne l’a jamais quittée et dont on comprend qu’il sera toujours à ses côtés. Une vision pleine de nostalgie mais dans laquelle on peut également voir une touche d’apaisement et de réconfort.

Cathy Marston aborde ainsi la maladie avec pudeur et sensibilité, mais signe surtout une magistrale illustration de ce que peut être la passion d’une vie et la relation d’un musicien à son instrument, ce qui fait de ce ballet, malgré quelques longueurs et une scénographie pâlichonne, une œuvre qui mérite d’être retenue. Une forme également d’hommage de la danse à la musique, à laquelle elle doit tant…

Photo Foteini Christofilopoulou

Anastasia de MacMillan par le Royal Ballet de Londres

[Archive 2020]

Le ballet Anastasia, dansé par le Royal Ballet en 2016 et dont l’enregistrement a été rendu disponible en ligne en mai 2020, a été créé en deux fois. À l’origine, Kenneth MacMillan a chorégraphié en 1967, pour le Deutsche Oper, un court ballet en un acte basé sur l’histoire réelle d’Anna Anderson, une femme persuadée d’être la dernière survivante du massacre des Romanov en 1918. Le ballet, centré sur le personnage d’Anna, hantée par ses cauchemars, surpris les spectateurs par son style expressionniste très novateur. Ce n’est que plus tard, une fois à la tête du Royal Ballet, que le chorégraphe décida d’y adjoindre deux actes supplémentaires pour en faire un ballet long en trois actes. Un choix audacieux puisqu’aussi bien la scénographie que la chorégraphie diffèrent très nettement entre le troisième acte, celui de 1967, et les deux premiers, ajoutés en 1971. Le résultat ne manque pas de surprendre.

Les deux premiers actes, chorégraphiés sur un ensemble de partitions de Tchaïkovski, décrivent la vie de la famille impériale et d’Anastasia jusqu’à la révolution russe, faisant appel au langage classique, quoique non classiciste, dont MacMillan a déjà fait usage dans son Roméo et Juliette, ou par la suite dans son Histoire de Manon.

Image Royal Opera House

Le premier acte est enchanteur, tout en légèreté, espièglerie et joie de vivre, même si subtilement nuancé par l’inquiétant personnage de Raspoutine et l’obscurcissement progressif du ciel en arrière-plan. Le cadre (un pont de paquebot avec transats bain de soleil), les costumes (uniformes de marins et robes blanches légères, chapeaux de paille et ombrelles), tout renvoie à une période de vie agréable et insouciante, où est mise en scène une Anastasia dans la fleur de l’âge. Son personnage est dépeint conformément à ce qui a été relevé par les historiens : l’accent est mis sur son caractère espiègle, entrainant, une jeune fille peu à cheval sur les bonnes manières mais très enjouée et pleine d’énergie. La bondissante Natalia Osipova est parfaitement à l’aise dans le rôle, et lui donne une délicieuse candeur.

La chorégraphie est organisée autour de trois trios : les sœurs d’Anastasia en dentelles blanches, les trois hommes en uniforme, les trois baigneurs en costumes de bain rayés. Les ensembles sont très agréablement chorégraphiés et forment un tout très harmonieux.

Image Alice Pennefather

Ce premier acte se termine sur l’annonce de la déclaration de guerre, qui vient brusquement l’obscurcir et ouvre la porte à un deuxième acte plus sombre, qui tente de trouver sa place entre la joyeuse première partie et le dramatique dernier acte, sans réussir à être vraiment marquant. Une longue scène de bal y met en avant l’infidélité du Tsar Nicolas II, le père d’Anastasia, et le délitement du couple royal sous les yeux de leur fille, dont le personnage semble passer au second plan, comme effacé par les évènements aussi bien familiaux qu’historiques dépeints dans cette deuxième partie. La maitresse du Tsar, Mathilde Kschessinska, est superbement interprétée par une Marianela Nunez toujours majestueuse, qui se distingue notamment lors d’un pas de deux impeccablement exécuté avec Federico Bonelli – les balletomanes seront cependant troublés de reconnaitre la musique déjà utilisée dans le troisième acte de Joyaux de Balanchine, qui en faisait une lecture bien plus joyeuse.

Après une courte illustration très parlante de la mise en place de l’insurrection populaire, où quelques variations inspirées de danses de caractère accompagnent la montée en puissance de la contestation, l’acte se termine violemment par une scène de massacre dans la salle de bal.

Image Tristram Kenton

Changement de style radical pour le dernier acte. Sur le plan musical tout d’abord : la sixième symphonie de Bohuslav Martinů, mélangée à une bande son de voix insaisissables, n’a plus rien de mélodieux et donne immédiatement le ton. Le rideau s’ouvre sur une Anastasia hagarde, dont les cheveux courts et la robe grise en haillons préfigurent le final de l’Histoire de Manon. En guise de décor, un modeste lit d’hôpital psychiatrique. Pendant presque une heure vont se succéder les réminiscences de souvenirs, souvent violents, de l’enfance d’Anastasia et de sa fuite après l’assassinat de sa famille, puis de son mari. Objet de curiosité, incomprise des médecins, Anastasia, dont Natalia Osipova offre une interprétation saisissante, s’enferme dans la terreur et la folie. On peut regretter que ce dernier acte, initialement prévu pour être présenté seul, soit un peu long, le spectateur ayant déjà vu se dérouler dans les deux premiers actes la majorité des évènements qui y sont relatés par le biais de ces réminiscences, ce qui donne une impression de redite plutôt superflue. Dommage également que le personnage d’Anastasia y présente si peu de variations, affichant tout du long la même expression hagarde sans évolution nette, ce qui contribue à cette impression de longueur. Le procédé reste intéressant et le résultat puissant, quoique le passage d’un style à l’autre se fasse de façon un peu trop abrupte (et de ce fait soit moins convainquant que ce qu’a proposé Neumeier avec son pavillon d’Armide, un des rares autres ballets mélangeant ainsi classique et contemporain).

L’ensemble, s’il souffre d’un certain manque de cohérence qui l’empêche d’atteindre la puissance d’autres œuvres magistrales, peut cependant être retenu pour l’originalité du procédé, la propreté de sa mise en œuvre et la richesse d’interprétation proposée au premier rôle féminin. De quoi renouveler de façon intéressante la gamme des longs ballets narratifs.

Le pavillon d’Armide de Neumeier par le Wiener Staatsoper

[Archive 2020]

Le pavillon d’Armide est un ballet court (1h15), un peu oublié dans l’histoire, quoique fortement lié à celle des ballets russes, mais qui mérite que l’on s’y intéresse. Créé par Fokine à Saint Pétersbourg en 1907 sur une musique de Nikolaï Tcherepnine, il est ensuite présenté au théâtre du Châtelet à Paris lors de la première tournée des ballets russes de Diaghilev en 1909, avec Nijinsky dans le rôle de l’esclave d’Armide. Rien d’étonnant à ce que ce ballet soit ainsi lié à la France, étant donné que son argument d’origine, inspiré de la Jérusalem délivrée de Le Tasse, s’y déroule.

La chorégraphie sera perdue par la suite, et le ballet remonté en 1975 par Alexandra Danilova à Hambourg puis en 2009 par Jurgis Smoriginas (une version présentée au théâtre des Champs-Elysées dans le cadre des saisons russes du XXIe siècle), sans qu’il soit possible d’estimer dans quelle mesure ces reconstructions se rapprochent de la version d’origine. C’est surtout la variation dite d’Armide, incorporée dans certaines versions du ballet Paquita, qui reste connue.

C’est aussi en 2009 que le chorégraphe John Neumeier, à la tête du ballet de Hambourg et qui avait déjà été à l’origine de la reconstruction de 1975, en crée une nouvelle version, à l’intrigue, plus recherchée, tournée en hommage à Nijinsky, et dans laquelle il exprime toute la variété de son talent chorégraphique. C’est cette version qui est reprise en mars 2017 par le Wiener Staatsoper, suivie par le Sacre du printemps du même chorégraphe à l’occasion d’une soirée lui étant consacrée.

Dans le ballet d’origine, qui était avant tout un agréable divertissement, le personnage principal s’arrêtait pour passer la nuit dans un pavillon de chasse, où pendant la nuit les personnages d’un tableau s’animaient. Au matin, il croyait avoir rêvé mais l’écharpe de la chasseresse Armide avait disparu du tableau et s’était matérialisée à ses côtés.

Neumeier transpose l’histoire au passage de la vie de Nijinsky où, atteint de folie, il fut traité dans une clinique suisse. Dans cette version, pas de pavillon de chasse ou de tableau, mais de récurrentes allusions aux ballets russes, car Nijinsky dans sa folie voit revivre tous les personnages qu’il a dansés et les personnes avec qui il a travaillé.

Photo Roman Lazik

Le ballet commence par l’arrivé de Nijinsky (Mihail Sosnoschi) à la clinique, accompagné de sa femme (Nina Polakova), qui le laisse entre les mains du médecin (Roman Lazik). La chorégraphie de cette première partie est d’un style contemporain assez académique faisant la part belle à l’expressivité, tout en gardant un souci permanent de la ligne et des éléments classiques qui chez Neumeier sont rarement loin.

Nina Polakova s’exprime bien dans ce rôle de tragédienne, femme déchirée par la vue de la folie de son mari et réticente à le laisser à la clinique. Elle réussit à faire passer tout en retenue une palette d’émotions qui va de l’amour au remord en passant par la détresse. De son côté, Mihail Sosnoschi est très touchant dans le rôle du malade seulement partiellement conscient de son affection mais mû par une volonté de s’en sortir.

L’ensemble pourrait être glauque s’il dépeignait un monde médical froid et sans pitié, pourtant le rôle du médecin est bien empreint d’humanité et laisse paraitre un souci réel du patient. Roman Lazik s’en sort très bien dans ce registre, formant avant le couple principal un trio très expressif.

Alors que la scène bascule doucement vers une mise en scène des visions de Nijinsky, la barre classique qui se dessine au fond de la scène rappelle celle du Casse-Noisette du même chorégraphe.

Le ballet se poursuit pendant la promenade dans le parc, qui sera l’occasion de la réminiscence de tous les souvenirs de Nikinsky. Le défilé des personnages prend une tournure plus classique dans la chorégraphie comme dans les costumes pour former de très agréables tableaux, reprenant la trame d’origine du ballet. La danse siamoise est de qualité, dansée de façon propre et énergique par Davide Dato. S’ensuite une valse gracieuse et enlevée, habile mélange des styles chorégraphiques pour le plus grand bonheur du spectateur. Le pas de deux avec le personnage d’Armide (interprété également par Nina Polakova) est charmant, et se termine par un double clin d’œil, à l’après midi d’un faune par sa pose finale et à l’histoire initiale du pavillon d’Armide grâce à l’écharpe abandonnée près de Nijinsky. Neumeier prouve ici une fois encore qu’il excelle dans un style plus classique.

S’ensuit un pas de trois très enlevé, comprenant la fameuse variation reprise ultérieurement dans certaines versions de Paquita et dansée ici par Maria Yakovleva. Mais c’est surtout la seconde variation, dansée avec beaucoup d’esprit, qui sort du lot.

Photo Gabriele Schacheri

Pendant tous ces tableaux, Nijinsky s’anime et semble revivre au contact de ce passé qui le hante, courant après les personnages de ses souvenirs, dansant parfois avec eux avec une propreté technique irréprochable, avant de retourner à la réalité du présent, à nouveau ramené à sa tristesse et la conscience de son état.

Au fur et à mesure que les souvenirs se font plus sombres et obsédants, apparait un pas de deux entre hommes, réminiscence de sa liaison avec Diaghilev, dansé par Roman Lazik également, comme pour montrer l’entrelacs des personnes actuelles et passées dans l’esprit de Nikinsky. C’est un moment très esthétique et empreint d’une douceur presque surprenante, suivi d’un pas de quatre hommes également très harmonieux.

À la fin du ballet, Nikinsky semble tourner le dos à son passé et faire le choix d’une forme de folie, alors que retentissent les premières notes du Sacre du printemps, qui sera l’une des œuvres majeures du danseur devenu chorégraphe.

Photo Wiener Staatsoper

Au-delà de l’aspect purement chorégraphique, très réussi, notamment la seconde demie heure qui offre de beaux moments de danse, le choix de transposer l’histoire à la folie de Nijinsky, est un parti pris : certains considèreront peut-être que cela alourdit inutilement ce qui était initialement et aurait pu rester un pur divertissement, il nous semble au contraire que cela donne plus de profondeur à un ballet qui mérite d’être dansé et qui n’y perd rien de son caractère esthétique. Neumeier y exprime toute la palette de son talent chorégraphique qui va du plus classique au plus contemporain, ce qui n’est pas monnaie courante. On y retrouve sa passion pour Nijinsky, mais aussi son goût pour la figure de l’homme torturé, que l’on a pu retrouver par exemple dans son Illusions like Swan Lake ou son Death in venice, plus extrême.

En conclusion, le pavillon d’Armide, dans la chorégraphie de Neumeier, est un petit bijou injustement méconnu en France, et qui malgré son format court mériterait d’être plus souvent dansé, soit lors d’une soirée mixte, soit même seul (on a déjà vu à l’Opéra de Paris une soirée de danse tout aussi courte sans être nécessairement aussi enthousiasmante).