Le guide du balletomane voyageur à Londres (et ailleurs) : une ébauche

Royal Opera House

En ce début d’année, les trois classiques que sont Casse-Noisette, le lac des Cygnes et La Belle au bois Dormant, dansés par le Royal Ballet et l’English National Ballet entre décembre et février, ont provoqué chez les balletomanes français une vague de voyages à Londres, dont beaucoup sont revenus des étoiles plein les yeux. Face à cet engouement, voici une modeste tentative de guide du balletomane à Londres pour ceux qui seraient tentés par l’expérience…

Pourquoi Londres ?

Mais déjà, pourquoi aller à Londres ? Non, pas pour se passer de l’Opéra de Paris, petits malins (on critique, on critique, mais on a quand même bien de la chance d’avoir sous la main une compagnie de très bon niveau et avec un répertoire riche, même si pas toujours suffisamment classique à notre goût). Mais les différentes compagnies se complètent, et les deux très belles maisons que compte Londres sont à même d’offrir, tout d’abord, des versions on ne peut plus classiques, tout public et sans arrière-pensées, des ballets les plus connus, qui sont moins la tendance en France (les versions de Noureev des ballets les plus célèbres restant en comparaison relativement sobres, voire sombres dans leur seconde lecture). En effet à Londres ces vieux ballets ne sont pas vus comme quelque chose de poussiéreux, mais appréciés et parfaitement assumés comme de grands et beaux spectacles familiaux : place aux somptueux décors, tutus et paillettes qui ramènent illico tout le monde en enfance ! Le moins qu’on puisse dire, c’est que la dernière série de la Belle au bois dormant par le Royal Ballet, qui répondait parfaitement à cette description, a suscité l’engouement du public français (mais oui on a tous bavé devant le tutu rose de Nela !).

Pourtant ces classiques sont très loin de constituer le gros de la saison, et l’autre, peut-être même l’intérêt majeur, de la programmation londonienne, réside dans les créations sur pointes. Londres possède ainsi tout un répertoire de ballets classiques récents, relativement modernisés dans le style, qui sont plus rares chez nous (pour le moment du moins, José Martinez ayant exprimé le souhait de développer ce registre à Paris). En plus du répertoire de MacMillan, dansé également chez nous mais dont le style fait partie de l’ADN du Royal Ballet, le répertoire de la compagnie compte ainsi des œuvres de Christopher Wheeldon (on peut citer The Winter’s tale, librement adapté de Shakespeare), de Liam Scarlett, un jeune chorégraphe au destin tragique mais qui a par exemple chorégraphié un Frankenstein tout à fait original, ou encore Cathy Marston, surdouée de la chorégraphie qui a notamment créé le très intéressant The Cellist, relatant la vie de la violoncelliste Jacqueline Du Pré, pour le Royal Ballet.

Les créations contemporaines ne sont pas en reste, mais ne sont pas une spécificité londonienne cette fois, le style reste relativement proche de ce que nous avons l’habitude de voir à Paris. Cela vaut quand même le coup de jeter un coup d’œil à ce qui est programmé (au hasard, cette saison il y a eu une nouvelle création de Crystal Pite au Royal Opera House…).

Ensuite, une autre raison de s’aventurer outre-Manche est de découvrir une mentalité un peu plus « customer-oriented » dans l’état d’esprit : par rapport à la France on sent une attention plus particulière portée au spectateur, avec des distributions connues plus longtemps à l’avance pour pouvoir choisir sa distribution (mais ça change à Paris, merci José !), des questionnaires de satisfaction après le spectacle, des changements de distribution notifiés même pour les « petits » rôles, et même des fontaines à eau accessibles gratuitement aux entractes, oui ça fait la différence !

Enfin, il y a chez les danseurs à Londres une énergie et une joie de danser communicatifs qui garantissent d’avoir la pêche après chaque représentation. Et comme c’est vraiment la porte à côté et qu’il est enrichissant de voir un autre style… à vos billets !

Où voir de la danse à Londres : quatre salles, deux grandes compagnies, une myriade de danseurs que l’on voudrait tous voir

Les chanceux londoniens disposent non pas d’une mais de deux compagnies de base classique et de haut niveau dans la capitale.

Tout d’abord, le Royal Ballet, joyau anglais, qui se démarque par une concentration étonnamment élevée de solistes d’un niveau stratosphérique (et un très bon orchestre, ce qui ne gâche rien). Le Royal Ballet se produit sur la scène du Royal Opera House (ROH pour les intimes) à Covent Garden. Un bâtiment de reconstruction relativement récente mais intelligemment conçu, avec une belle verrière, et une salle dont le rideau de velours rouge, surmonté de la devise de la monarchie britannique « Dieu et mon droit », est devenu iconique.

Parmi les stars du ROH, il y a bien sûr le célèbre couple formé à la scène par Marianela Nunez, considérée comme une des plus grandes danseuses de sa génération, au superbe travail de bras et aux placements plus que parfaits, et Vadim Muntagirov, jeune prodige initialement révélé par l’English National Ballet, qui ne déçoit jamais. Il y a aussi Natalia Osipova, danseuse d’origine russe passée par le Bolshoï et l’American Ballet Theatre et connue pour l’explosivité de sa danse, qui réussit la synthèse de différentes écoles depuis qu’elle est installée à Londres et fait preuve de qualités de tragédienne hors du commun. Comment ne pas citer également le charisme de Marcelino Sambé, la délicatesse de Fumi Kaneko, le ballon de Reece Clarke… impossible de parler de chacun, mais Matthew Ball, Francesca Hayward, Cesar Corrales ou Mayara Magri valent également chacun l’aller-retour !

L’English National Ballet ensuite, honorable deuxième qui a vu naître des stars mais n’a pas toujours su les garder, se produit dans plusieurs salles. Pour les grands classiques, direction le London Coliseum, agréable théâtre du début XXe non loin de Covent Garden. Certains ballets sont parfois donnés au Royal Albert Hall et conçus pour être vu « en rond » avec les spectateurs placés tout autour (comme dans la IXe symphonie de Béjart) : c’est le cas de Cinderella-in-the-round cette saison, et du fameux Swan-lake-in-the-round qui sera repris la saison prochaine – tous deux sont signés Derek Deane.

Enfin, les programmes contemporains sont plutôt dansés à Saddler’s Well, une salle un peu moins bien située mais qui mérite votre attention, balletomane assidu. En effet, c’est à Saddler’s Well que se produisent également un bon nombre de compagnies invitées (cette saison le Scottish Ballet et le Northern Ballet par exemple, ou encore le show de la danseuse américaine Tyler Peck et l’excellente comédie musicale 42nd street qui continue sa tournée après son récent passage au Châtelet).

Si la compagnie est parfois dans l’ombre de l’imposant Royal Ballet, c’est à l’English National Ballet qu’ont eu lieu la création de la Giselle d’Akram Khan (que l’on a pu admirer à Paris en début de saison) ou encore de la formidable Raymonda de Tamara Rojo qui en a transféré l’histoire pendant la guerre de Crimée pour en moderniser la narration. Une programmation qui ne manque donc pas d’intérêt, un corps de ballet d’un bon niveau et quelques solistes à suivre (la jeune Natasha Mair par exemple, nommé soliste par Manuel Legris à Vienne avant de rejoindre l’ENB).

Quelques aspects logistiques

Revenons à des préoccupations bassement matérielles avec quelques conseils d’ordre logistique.

Les tarifs, déjà. Si les meilleures places au Royal Opera House sont dans une gamme de prix similaires à l’Opéra de Paris, les places les moins chères sont nettement moins nombreuses, il faudra donc peut-être débourser un peu plus (l’équivalent d’une centaine d’euros pour un premier rang d’amphithéatre). Les places sont en général un peu moins chères pour les représentations de l’English National Ballet.

En ce qui concerne l’eurostar, pas de secret, il faut réserver ses billets le plus à l’avance possible pour ne pas y laisser son PEL (ça tombe bien il faut aussi réserver ses places de spectacle à l’avance, surtout pour les distributions les plus demandées), et éviter autant que possible les vendredi et dimanche soir, je ne vous apprends rien.

Les hôtels londoniens ne sont pas connus non plus pour leurs prix attractifs ; il y a un paquet de petits hôtels abordables, de qualité variable, autour de la gare de Saint Pancras, un bon point d’ancrage d’où partent de nombreuses lignes de métro, à commencer par la Picadilly line qui dessert aussi bien Covent Garden que le London Coliseum (station Leicester Square), mais aussi la Northern Line qu’il faudra emprunter pour Saddler’s Well (station Angel). Pour le Royal Albert Hall, ce sera la station South Kensington desservie par la Picadilly ou la Circle Line, puis un peu de marche (et un détour par le Victoria and Albert Museum juste à côté pour les amateurs).

Si vous venez uniquement pour la danse, le décalage horaire étant dans le bon sens il est tout à fait possible de faire l’aller-retour dans la journée et d’assister à une des représentations de l’après-midi.

Par contre pensez à réserver également les restaurants et brunch dominical si vous y êtes le weekend, les meilleures adresses affichent souvent complet plusieurs jours à l’avance !

Ah, et non il n’y a aucune démarche particulière à faire suite au Brexit, pas besoin de visa, mais n’oubliez pas votre passeport…

Et sinon, d’autres destinations un peu moins pluvieuses ?

Ras-le bol du rosbeef ?  Envie de soleil plutôt que de brouillard ? Pas de problème, les villes européennes facilement accessibles depuis Paris et hébergeant de belles compagnies de danse ne manquent pas ! Je ne les connais pas toutes assez pour en parler (d’autres balletomanes voyageurs complèteront avec leurs propres expériences), mais voici une première sélection :

  • La Scala de Milan

Une superbe compagnie, de très bon niveau, à deux pas (sept heures de train, mais rendu plus abordable par la concurrence entre SNCF et Frecciarossa et avec une belle vue au passage sur le lac d’Aix les bains, ou un saut en avion), et avec à sa tête notre Manuel Legris national, dont le Corsaire et la Sylvia valent le détour. La programmation est très équilibrée avec des versions de différents chorégraphes pour les grands classiques (Noureev, MacMillan et Legris lui-même cette saison), et certains solistes sortent vraiment du lot (ai-je déjà parlé de Nicoletta Manni et Timofej Andrijashenko ? De Mattia Semperboni ?). Et au moins à Milan vous serez sûrs de bien manger.

  • Le ballet de l’Opéra de Vienne

Ancienne maison de Manuel Legris, qui y avait fait un excellent travail, le ballet de l’Opéra de Vienne propose également une programmation intéressante (avec notamment les chorégraphies de Martin Schläpfer, son directeur actuel, passerelles entre classique et contemporain). A noter que la compagnie se produit non seulement au Wiener Staatsoper, central, réputé et…cher, mais également au Volksoper, un peu à l’écart et dont la salle est moins fastueuse, mais les tarifs nettement plus abordables ! La programmation des deux théâtres n’est pas la même, il faut donc se rendre sur le site de chacun indépendamment (un exemple ici de deux programmes qui avaient été dansés simultanément : https://carnetsdanses.com/2022/03/06/double-neo-classique-pour-le-staatsballet-de-vienne/).

  • Le ballet de Stuttgart

Destination moins ensoleillée que Milan, moins prestigieuse que Vienne, Stuttgart héberge une compagnie digne d’intérêt, qui danse magnifiquement les ballets de John Cranko, au cœur de son répertoire depuis que celui-ci en a été le directeur (inoubliable Onéguine), ainsi que des chorégraphes plus contemporains. Et qui héberge le non moins inoubliable Friedemann Vogel… S’il n’y a qu’un endroit où voir Onegin ou La Dame aux camélias, c’est là !

  • Le ballet de Berlin

Une bonne adresse notamment pour les classiques, avec Iana Salenko et Daniil Simkin comme danseurs stars.

  • Le ballet de Hambourg

Encore une destination nordique (mais dans une ville sympathique), où l’on se rend cette fois-ci pour le répertoire de Neumeier dansé à domicile. Mais pas que : la compagnie dansera par exemple en décembre prochain le Jane Eyre de Cathy Marston, créé pour le Northern Ballet en 2016. Une étape surtout recommandée pour ceux qui cherchent les œuvres de quelques chorégraphes en particulier.

Il faudra également lorgner du côté du Dutch National Ballet, du Ballet Royal de Suède qui a à sa tête Nicolas Le Riche, ou encore du Ballet de Bavière à Munich où Laurent Hilaire a élu domicile et qui est donc à suivre de très près, mais d’autres balletomanes en parleront mieux que moi. Avec toutes ces options, le prochain que j’entends se plaindre de la programmation parisienne…

Raymonda de Tamara Rojo à l’English National Ballet

Interviewé en septembre dans le podcast « Tous Danseurs », Gil Isoart partageait sa conviction du caractère intemporel et donc indémodable du ballet classique. Un constat qui tombe à pic, car c’est bien ce qu’a voulu démontrer Tamara Rojo avec sa nouvelle version de Raymonda créée pour l’English National Ballet. Le défi : donner un nouveau souffle à la chorégraphie de Petipa, dont le troisième acte est devenu un classique, en actualisant le livret pour le rendre plus conforme aux attentes du public contemporain.

Actualiser l’histoire donc, sans changer les pas – une démarche hors du commun. En cause, une intrigue jugée sexiste en raison de la représentation qui y est faite du violent sarrasin Abderaman, et un personnage de Raymonda disputée passivement par les deux protagonistes masculins sans sembler manifester de volonté propre.

Le résultat, transféré à l’époque victorienne, met en scène une Raymonda ouvertement inspirée de Florence Nightingale, qui s’engage comme infirmière pendant la guerre de Crimée. Si la superbe partition de Glazounov est toujours là, les tutus ont été remplacés par des robes, et au triangle amoureux entre Raymonda, son fiancé renommée John de Bryan, et l’officier ottoman Abdur Rahman, maintenant dans le camp allié, se superposent une dénonciation plus générale des horreurs de la guerre et une volonté d’émancipation féminine.

Photo Johan Persson

Du point de vue esthétique, le résultat est à la hauteur des attentes. Tamara Rojo a plongé dans les archives pour reconstituer au plus près la chorégraphie d’origine, tout en y ajoutant des morceaux créés pour l’occasion lorsque les descriptions existantes étaient insuffisantes. Sur la superbe partition de Glazounov, on reconnait donc des passages souvent dansés : on retiendra par exemple la première variation de Clémence, interprété le soir de la dernière par une Natasha Mair impressionnante de précision et d’équilibre, ou encore l’adage et le grand pas du troisième acte à qui, contre toute attente, les robes des danseuses apportent un charme nouveau. Francesco Gabriele Frola se démarque également par son John de Bryan virtuose et expressif. La scénographie intelligemment pensée par Antony McDonald est sobre mais pose efficacement le décor, entre tentes de campagne et tentures ottomanes chez Abdur. Le premier acte, en particulier, est un enchantement, et les ajouts de Tamara Rojo, des ensembles masculins pleins d’énergie qui mettent en valeur le corps de ballet, sont particulièrement agréables. Mais la grande réussite chorégraphique de cette version est la scène du rêve de Raymonda : Tamara Rojo a eu l’excellente idée de mélanger danseurs et danseuses dans un ensemble très expressif ayant tout d’un acte blanc, et évoquant les tourments des soldats et le réconfort apporté par les infirmières. Le résultat est d’une grande poésie et l’équilibre entre les hommes et les femmes apporte beaucoup de lyrisme à ce passage qui mérite à lui seul le déplacement.

Shiori Kase et Isaac Hernandez – Photo Johan Persson

Le remaniement de l’intrigue, en revanche, manque son effet. Dès l’introduction, Raymonda semble plus muée par l’envie de fuir son encombrant fiancé que par sa vocation d’infirmière, sur laquelle Tamara Rojo semblait pourtant vouloir mettre l’accent. Tout le long du ballet, Fernanda Oliveira affiche le même air de profond désespoir, sans aucune évolution notable du personnage (n’ayant pu assister qu’à une représentation, difficile cependant de dire si ce parti pris est celui de la danseuse ou de la chorégraphe). Si le second acte la voit tiraillée entre les deux hommes, elle y apparait totalement passive – justement le travers qui lui était reproché dans la version d’origine. Certes, on y gagne une réflexion un peu plus profonde sur la guerre, quoiqu’elle ne soit qu’esquissée, mais on en vient à se demander ce que John et Abdur font là, à ennuyer sans cesse cette jeune femme qui ne semble attirée ni par l’un ni par l’autre. Le troisième acte, en refusant de se cantonner au simple divertissement, devient une redite du second et cette Raymonda qui ne fait qu’hésiter, sans jamais se décider, finit par en devenir agaçante. Il est d’ailleurs dommage que la fameuse variation de la claque, mal comprise mais souvent considérée comme celle de la maturité de Raymonda, soit ici l’occasion d’une énième hésitation entre les deux hommes et non d’une affirmation du personnage que l’on attendra en vain tout au long du ballet.

Shiori Kase et Jeffrey Cirio – Photo Johan Persson

Tamara Rojo, malgré un foisonnement d’idées tout à fait prometteur, n’aura donc pas réussi à donner une vraie consistance à ce personnage qui restera aussi insaisissable qu’il l’est depuis 1898. Cependant, elle fait preuve d’un vrai talent chorégraphique dans les passages de sa création, de quoi donner envie de la voir renouveler l’expérience, en espérant que son nouveau poste de directrice artistique du San Francisco Ballet lui en laisse l’occasion. Sa Raymonda, si elle manque un peu de corps, est néanmoins un ballet agréable à regarder et offre une bonne alternative aux versions « en tutu » de Ratmansky ou de Noureev.

Avis aux amateurs, le ballet devrait être à nouveau dansé à Southampton fin 2022.

Shiori Kase et Isaac Hernandez – Photo Tristram Kenton