Le ballet de Vienne (Wiener Staatsballet) présente en parallèle, dans deux théâtres différents, deux ensemble de trois œuvres chorégraphiques, à dominante néo-classique et, chose rare, mettant également en valeur les musiciens. Les deux programmes, proches par leur structure et les styles présentés, méritent d’être vus à la suite tellement ils se font écho. L’occasion aussi de découvrir des œuvres peu dansées en France.
Le premier programme, intitulé Liebeslieder, regroupe trois chorégraphes du XXe siècle : les deux maîtres du néo-classique, Jerome Robbins et Georges Balanchine, et la minimaliste Lucinda Childs. Une soirée sans prise de risque au ton intimiste, présentée dans le bel écrin de l’opéra de Vienne.

En ouverture, Other Dances de Robbins, s’il n’égale pas le Suite of Dances du même chorégraphe, est un pas de deux agréable et sans surprise. Accompagnés au piano sur scène par Johannes Piirto (apparemment en remplacement d’Igor Zapravdin), Maria Yakovleva et Denys Cherevychko le dansent avec précision et élégance malgré quelques petites difficultés dans les portés.
La partie centrale est dédiée au Concerto de Lucinda Childs, un ensemble créé en 1993 où l’on retrouve du baroque dans les bras, du classique dans les jambes, et surtout de la suite dans les idées. Childs joue avec les ensembles, les compose et décompose, suivant une trame faussement répétitive qui devient presque envoûtante. C’est visuellement très agréable – moins pour les oreilles, mises à rude épreuve par l’enregistrement du concerto de Gorecki.

Après l’entracte, le rideau s’ouvre sur un décor de petit salon viennois qui arrache au public des vivats d’admiration. Liebeslieder Walzer, une œuvre assez méconnue de Balanchine, est une ode à la valse pour quatre couples de danseurs, quatre chanteurs et deux pianistes, qui ne pourrait mieux trouver sa place qu’à Vienne.
Le piano est installé dans un coin du décor, les chanteurs et pianistes sont costumés comme les danseurs, queue de pie pour les hommes et robes de bal pour les femmes, ce qui a le mérite de les intégrer à la narration comme parties prenantes de ce bal. Un changement de paradigme bienvenu et confirmé par la scène finale qui voit les danseurs s’asseoir et écouter les musiciens avant de les applaudir.
Du point de la vue de la danse, la chorégraphie n’a d’autre prétention que d’être agréable à l’œil. Dans la première partie, les danseuses sont en chaussures de ville, et les couples valsent à tour de rôle sur la musique de Brahms. Ils s’éclipsent ensuite pour revenir dans une seconde partie aux allures de rêve : les femmes sont cette fois sur pointes et dans des robes où l’on peut voir une évocation nocturne, et la chorégraphie se fait plus classique. Un divertissement sans prétention aussi agréable à l’œil qu’à l’oreille, ce qui somme toute semble être la principale ambition de cette soirée.

Le second programme, Begegnungen (Rencontres), est cette fois dansé dans le cadre plus récent du Volksoper et avec orchestre. Il donne l’impression d’être le double un peu plus moderne du premier programme. Et pour cause : là encore, deux chorégraphies néo-classiques sont séparées par une troisième plus résolument contemporaine, mais cette fois-ci il est fait appel à trois chorégraphes actuels.
L’élément central de la soirée, Lux umbra d’Andrey Kaydanosvkiy, voit des danseurs au sourire de joker tournant autour de leurs longues jupes comme si le chorégraphe en peine d’inspiration s’était rattaché à l’accessoire pour se donner une contenance. Le résultat n’est ni novateur ni limpide dans sa signification et peine à convaincre. Mais le reste du programme est autrement plus intéressant.

Les 24 préludes d’Alexeï Ratmansky ouvrent le bal. Non pas sur les préludes pour piano tel qu’écrits par Chopin, mais une orchestration de Jean Françaix, pas toujours équilibrée, qui frappe un peu l’oreille, mais c’est ce qui a plu au chorégraphe, qui voulait s’affranchir de l’aspect romantique de l’œuvre. La structure de la chorégraphie n’est pas sans rappeler I.N.I.T.I.A.LS de John Cranko : pas de narration à proprement parler, mais une succession de duos, solos, ou petits groupes exprimant une large palette d’émotions et de situations. Et précisément, contrairement aux pièces comparable de Robbins ou Balanchine, c’est bien toute la palette qui est mise en évidence, avec des passages de plus en plus sombres succédant à la naïveté joyeuse des débuts. Le résultat est des plus réussis, montrant l’étendue du talent du chorégraphe qui, comme il l’avait déjà prouvé dans le premier acte de sa Giselle, sait rester dans le registre classique tout en le rendant très actuel.

In Sonne Verwandelt, de Martin Schläpfer (qui est aussi le directeur du ballet de Vienne), clôt la soirée. Le choix musical est ambitieux avec le 4e concerto pour piano de Beethoven, dans lequel on retrouve Johannes Piirto au piano sous la direction de Gerrit Priesnitz – pianiste et orchestre seront autant si ce n’est plus applaudis que les danseurs.
L’esthétique semble au premier abord très différente de celle de Robbins, Balanchine ou Ratmansky, les danseurs étant vêtus de pantalons, shorts et t shirts sombres. Pourtant, au cours de la succession des ensembles et des solos, alternant travail de pointe et demie pointe pour les femmes, l’héritage néo-classique se fait pleinement ressentir, quoiqu’il soit nettement actualisé, au point d’être tenté de voir en Martin Schläpfer un néo Balanchine. C’est en particulier dans ses ensembles à la fois structurés et très dansants qu’il met le mieux en valeur le ballet de Vienne qui, s’il semble avoir un peu perdu en synchronisation depuis le départ de Manuel Legris, reste une compagnie d’un très bon niveau. Malgré des transitions muettes un peu longues, ce In Sonne Verwandelt est une réussite et clôture en beauté un second programme tout aussi agréable que le premier mais un peu plus ambitieux. De quoi montrer que le courant néo-classique reste bien vivant, sans que son évolution logique ne soit nécessairement dans la danse contemporaine.