Rencontre avec Lucie Mateci, épisode 4 : le rapport à la danse et la reconversion

Lucie Songe Balanchine Bastille

C’est déjà le quatrième et dernier épisode de cette rencontre-fleuve avec Lucie Mateci, danseuse du ballet de l’Opéra de Paris où elle a fait toute sa carrière. Après nous avoir raconté son quotidien de danseuse la semaine dernière, nous abordons cette fois des sujets plus personnels : le rapport à la danse, l’équilibre avec le reste de sa vie, et également la reconversion à l’approche de la « retraite ».

Tu nous as expliqué que tu aimais toujours autant danser après toutes ces années. In fine, quel est ton rapport à la danse : un travail, une passion ?

Lucie Mateci : Danseur c’est quelque chose que tu ne peux pas faire si tu n’es pas passionnée, sinon tu ne tiens pas. Il faut le faire pour son plaisir personnel d’abord. Évidemment, à l’Opéra le devoir d’excellence met la pression, c’est difficile car le rythme des répétitions et des spectacles est intense pour le corps. Sans parler des blessures des danseurs à gérer au quotidien. C’est un travail exigeant car il combine l’art et le sport de haut niveau.

Est-ce que tu regardes de la danse en-dehors de ton travail ?

L.M : Oui c’est nécessaire de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs. J’en ai beaucoup regardé, à la maison de la danse à Lyon, beaucoup au théâtre du Châtelet, ou au théâtre des Champs-Élysées, cela m’a fait un bagage. Le théâtre m’inspire beaucoup aussi. Depuis que j’ai mes filles c’est un peu plus compliqué mais je m’organise toujours pour voir ce qu’il se passe sur la scène artistique. C’est vital !  

Justement tu as deux enfants, or on a encore souvent l’image que pour une danseuse c’est compliqué d’être mère. Qu’en penses-tu ?

L.M : C‘était le cas avant, les danseuses de la précédente génération attendaient quasiment l’âge de la retraite (42 ans) pour être mère. Cela est relativement récent que les danseuses s’autorisent à vivre la maternité beaucoup plus jeunes, parfois avant 30 ans.

On s’aperçoit que l’on peut rependre notre poste en étant maman, cela demande un peu de temps au départ pour se remettre en forme et trouver une nouvelle organisation de vie, mais c’est conciliable. Il faut savoir cependant qu’en période de spectacle, je ne vois mes enfants que 45 minutes le matin avant l’école, ce n’est pas toujours facile.

Comment se passent la grossesse puis la reprise pour une danseuse de l’Opéra ?

L.M : Ce qui est incroyable à l’Opéra c’est que l’on peut être déprogrammée assez tôt : en général au bout d’un ou deux mois, mais certaines dansent jusqu’à 5 mois. Et on prend les cours aussi longtemps que l’on veut. C’est une période chouette aussi, une pause ; j’ai adoré être enceinte, même danser enceinte était génial, je me sentais bien.

Le retour dépend beaucoup non seulement de chacune mais aussi de ceux qui l’accompagnent, le répétiteur, la programmation à ce moment-là, en général ils font attention à nous faire reprendre doucement mais malheureusement il est fréquent de se blesser en revenant. Les préparateurs physiques nous aident à tout reprendre de zéro. Le corps a changé après une grossesse et reste fragilisé pendant un moment, il faut du temps pour retrouver ses pleines capacités.  Et le manque de sommeil n’aide pas pour la récupération. Mais après c’est aussi une autre danse, avec plus de maturité, finalement ça fait du bien car il n’y a plus seulement la danse, et les spectateurs ont envie de voir des danseurs bien dans leurs baskets !

La notion de sacrifice, qui a longtemps été associée aux vies de danseuses, est-elle toujours d’actualité ?

L.M : Maintenant c’est beaucoup plus équilibré, les jeunes danseurs ne sont pas du tout dans cette optique, en revanche ils sont conscients des réalités de la vie, certains préparent même en amont leur reconversion en poursuivant leurs études. Forcément il y a des sacrifices dans ce métier, quand il y a des séries intenses comme ce programme Balanchine il faut se concentrer dessus et faire des concessions. Mais ce n’est pas comme ça tout l’année, il y a des périodes d’accalmie qui permettent de récupérer.

Et comment vis-tu le fait d’être tout le temps devant un miroir ?

L.M : Le miroir peut être terrible, il faut savoir l’utiliser à bon escient pour se corriger. Avant ça me déprimait, mais je le regarde de moins en moins et je m’appuie davantage sur mon ressenti. Je pense que ça va me faire du bien de relâcher cette image et me tourner vers les autres, car en tant que danseur on est plutôt tourné sur soi.

Jusqu’au bout de ta carrière tu auras continué à danser beaucoup de classique, pourtant parfois décrié en ce moment. Est-ce que tu aimes toujours autant cela ?

L.M : La beauté du classique est pour moi intemporelle. Il vieillit parfois mieux que les contemporains. Certes on aimerait parfois réactualiser certains passages mais ils sont comme des pièces de collection. La trame narrative est souvent inspirée de contes. Ils sont la mémoire d’une époque et on se délecte toujours autant de les raconter aux enfants. C’est pareil pour le classique. Il sera toujours présent et utile.

Physiquement le travail me plait toujours autant. J’aime faire mes pliés tous les matins, toujours à la recherche de sensation et de connexion. C’est un travail sans fin, c’est ce qui est passionnant. On n’acquiert pas une bonne fois pour toutes un geste, on peut le façonner à l’infini.

Est-ce que tu as aussi beaucoup dansé de contemporain ?

L.M : Oui, j’ai participé à pas mal de créations sous la direction de Brigitte Lefèvre, qui nous permettait de passer du répertoire classique au contemporain plus facilement. J’ai pu notamment rencontrer Michel Noiret, Pierre Rigal, Laura Scozzi, James Thierrée et danser leurs ballets.

Quels ballets as-tu préféré danser ?

L.M : Danser Le Sacre du Printemps de Pina Bausch pieds nus dans la terre fraîche a été une expérience magique que je n’oublierai jamais. La chorégraphie et la musique sont si intenses et si belles, j’ai eu beaucoup de chance d’en faire partie. Les ballets de Noureev font partie de mon répertoire et je ne les boude pas. L’entrée des vingt-quatre Cygnes ou la descente des Ombres de la Bayadère se font sur des partitions si belles que l’on ne s’en lasse pas. L’acte blanc de Giselle est aussi très beau. Je garde aussi un bon souvenir des tutus noirs dans Etudes.

Et bien sûr les Balanchine, dans lesquels je me sens à mon aise.

J’aime aussi les ballets qui laissent une part de théâtre plus importante comme ceux de MacMillan.

Tu arrêtes de danser l’année prochaine. Quels sont tes projets ?

L.M : La reconversion du danseur n’est pas une chose facile. A 42 ans tout le champ des possibles s’offre à nous. On peut très bien vouloir dire au revoir à tout cet univers et partir à la recherche de nouveaux horizons, ou bien vouloir rester dans la danse et mettre à profit son expérience et ses savoirs pour les transmettre. C’est cette voie que j’ai choisie. Déjà titulaire du diplôme de professeur, je vais élargir mes connaissances en suivant une formation de Pilates puis de gyrotonic. Deux techniques parallèles à l’entraînement d’un cours classique qui m’ont beaucoup aidée dans ma carrière et que je pourrai utiliser dans mes cours.

A quel public s’adresseront tes cours ?

L.M : A tous ceux qui ont envie de se faire du bien en prenant soin de leur corps, de se dépasser, de travailler avec rigueur tout en s’amusant. Deux publics m’attirent particulièrement. Tout d’abords, les amateurs, car j’aime le côté social et presque art-thérapie de la danse. Et ensuite les enfants passionnés qui ont envie d’en faire leur métier.

Depuis un an, je donne des cours pour les enfants et les adultes, j’adore cela !

Qu’est-ce que ça va changer pour toi ?

L.M : Tout va changer, c’est un peu vertigineux ! Je vais découvrir en quelque sorte le monde extérieur et une autre face de la réalité de la vie, c’est angoissant et excitant.

Je vais passer de l’autre côté du miroir en enseignant et mon rythme de travail sera très différent d’aujourd’hui. Je pourrai ainsi vivre pleinement ma vie de maman tout continuant à vivre ma passion de la danse.

Quel est le prochain ballet dans lequel on peut venir te voir danser, et est-ce que tu sais déjà dans lequel tu feras tes adieux ?

L.M : Je serai bientôt en scène dans la soirée Béjart, où je danserai les Oiseaux dans L’Oiseau de Feu. Puis je terminerai la saison et ma carrière de danseuse dans L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan où j’interpréterai une fille de joie !

C’est la fin de cette série; merci infiniment à Lucie !

Propos recueillis par Allison Poels

Rencontre avec Lucie Mateci, épisode 3 : le quotidien d’une danseuse du ballet de l’Opéra de Paris

Lucie Mateci Garnier

La semaine dernière, Lucie Mateci, danseuse du ballet de l’Opéra de Paris, nous parlait du travail de corps de ballet, en particulier sur la dernière série Balanchine, et concluait en nous parlait des bienfaits de la barre quotidienne. Nous poursuivons donc l’échange autour de son quotidien de danseuse.

A quoi ressemble ton quotidien ?

Lucie Mateci : Comme les plannings diffèrent selon les séries, c’est à la fois toujours pareil et toujours différent ! Le matin je dépose mes filles à l’école, je pars pour le cours de classique ou de Pilates, puis en général on déjeune rapidement dans la loge. L’après-midi il y a un ou deux services de répétitions. Puis vient le moment de se préparer pour la représentation : sieste de 40 minutes, collation, maquillage, coiffure, échauffement, pansements pour protéger les pieds, habillage et en scène ! Souvent je danse le weekend et ai alors une journée de récupération la semaine.

Les moments les plus durs sont peut-être avant les répétitions générales, quand on donne vraiment tout, mais également lorsque jusqu’au bout il y a des répétitions avec le corps de ballet pour les différentes distributions de solistes qui ont besoin de répéter avec nous alors que l’on danse déjà tous les soirs.

Après une représentation, tu rentres chez toi le plus rapidement possible ou tu prends le temps de faire un sas de décompression ?

L.M : Nous avons des séries de plus en plus longues, ce qui nécessite une organisation particulière pour tenir le rythme. Chacun ses trucs, mais en général les danseurs sont exténués après une représentation et rentrent chez eux rapidement. Depuis quelques temps, l’Opéra nous propose des séances de cryothérapie. Cela dure 5 min et c’est efficace pour une meilleure récupération après le spectacle.

Pour ma part, je prends juste une douche chaude, me démaquille, je ne fais même pas de longues séances d’étirements mais privilégie de me détendre musculairement en me massant les mollets et la voûte plantaire. Une fois chez moi j’ai toujours envie de décompresser, je mange un morceau avant de me mettre au lit.

Ça fait des grosses journées, avec l’âge c’est de plus en plus dur d’être en forme le soir, surtout quand on danse 5 soirs dans la semaine. Il me faut un temps de repos d’au moins 20 minutes avant le spectacle. C’est le cas de tous les danseurs, plus on est expérimentés moins on se fatigue le corps avant une représentation, on ne gaspille plus son énergie à faire des battements cloche juste avant de monter sur scène. D’ailleurs en général avant de rentrer sur scène les Etoiles sont assises et se concentrent mentalement.

On ne peut penser au quotidien d’une danseuse classique sans penser au chausson de pointe… combien de paires en utilises-tu et comment les prépares-tu ?

L.M : Pendant le programme Balanchine j’en utilisais une paire par soir : j’ai des pieds très souples, il y avait un manège de piétinés dans Ballet Imperial, beaucoup de relevés également. Il fallait un bout solide à chaque spectacle. Dans Who Cares on était beaucoup en décalé, jamais au-dessus de sa pointe, ça casse beaucoup les chaussons. Forcément ça représente beaucoup de couture et de broderie !

J’ai beaucoup évolué sur le sujet, à l’école de danse je n’avais pas le bon chausson. Quand on n’a pas de force dans le pied on s’affaisse sur son chausson et le brise, au début je ne cassais pas mes pointes avant de les porter, j’avais peur de passer par-dessus. Maintenant je les brise, j’enlève le clou et vernis le bout. C’est tellement important cette préparation, car le soir où je n’ai pas le bon chausson, rien ne va plus.

Tu aimes toujours les pointes après toutes ces années, malgré ce qu’elles infligent au pied ?

L.M : L‘objet est tellement beau en soi, si on peut lui donner vie c’est magique.

Le travail de la pointe me passionne toujours. Comment articuler son pied pour monter sans sauter sur pointe, descendre dans la retenue en articulant son pied. Être la plus légère sur son chausson pour ne pas s’abîmer les articulations. Personnellement j’ai souvent vécu mon cou de pied comme un handicap car trop souple. Pour la pointe, si on n’a pas de « butée » il faut s’en créer une. D’autre part, la semelle étroite du chausson de pointe offre une moins bonne assise du pied au sol par rapport au pied nu, il faut donc avoir le pied marin !

J’admire celles qui ont ce raffinement dans leur travail de pied, comme si leurs chaussons faisaient partie intégrante de leur corps. Dorothée Gilbert en est le plus bel exemple.

On parle toujours des pointes mais le langage du corps, le placement peut aussi faire mal : l’en-dehors forcé au maximum fait mal aux hanches, ce n’est pas physiologique, et encore ça abîme peut-être moins le corps que certains mouvements que font les contemporains qui maltraitent aussi le corps.

Sur scène, quel est le rapport au public ?

L.M : C’est surtout une sensation : on sent sa présence, si on capte son attention ou s’il s’ennuie. On danse pour emmener le public quelque part, pour qu’il s’échappe de son quotidien et j’aime donner le maximum pour transmettre des émotions.

Quel est ton pire souvenir de scène ? Et le meilleur ?

L.M : Par chance je n’ai jamais eu de grosse catastrophe sur scène comme tomber ou se blesser. Je crois que le pire cauchemar de tous les danseurs c’est d’aller en scène sans avoir répété. Ça arrive rarement mais parfois il faut monter sur scène sans même un raccord. Sinon, dans Notre-Dame de Paris de Roland Petit, il y a un passage de la chorégraphie où il faut convulser, et j’avais donné un coup à Quasimodo juste avant sa variation…

Dans les meilleurs moments, les nominations d’Etoiles sont très émouvantes, j’ai pleuré lors de la nomination d’Hannah O’Neill et Marc Moreau. Les adieux d’autres danseurs sont aussi de très beaux moments.

Et dans le corps de ballet, on est aussi avec les solistes, et on sent leurs émotions : quand un outsider se donne à fond et montre ce qu’il a sous le pied, quand quelqu’un a un rôle pour la première fois, on se soutient.

Il y a cet esprit de corps malgré la grande taille de la compagnie ?

L.M : Oui, on a grandi ensemble depuis l’école de danse. Les moments forts, les tournées, les séries difficiles, l’ambiance de loge, tout ça nous rapproche aussi. On se serre les coudes, il y a une bonne vie de compagnie.

La semaine prochaine, nous conclurons cette série avec un dernier épisode dédié au rapport à la danse de Lucie et à sa prochaine reconversion.

Propos recueillis par Allison Poels

Rencontre avec Lucie Mateci, épisode 2 : le travail de corps de ballet et la série Balanchine

Ballet Imperial Balanchine

Après un premier épisode dans lequel elle nous racontait son parcours et le fonctionnement de la compagnie, nous continuons l’échange avec Lucie Mateci, danseuse du ballet de l’Opéra de Paris depuis plus de vingt ans. Dans ce deuxième épisode, nous parlerons en particulier du travail de corps de ballet, rarement mis en lumière, illustré par la série Balanchine dans laquelle Lucie a récemment dansé.

Lucie, tu t’es donc spécialisée dans le travail de corps de ballet, qui est extrêmement exigeant. Quelles sont les qualités spécifiques demandées par ce travail ?

Lucie Mateci : Spécialisée en corps, c’est amusant, je ne l’ai jamais vu comme cela. Mais oui, je connais tous les « ensembles » du répertoire sur le bout des doigts. Je pourrais les remonter. Je suis donc bien une spécialiste en corps de ballet.

Les qualités spécifiques demandées pour le travail de corps de ballet sont j’imagine la résistance, l’humilité, la réactivité, l’écoute des autres danseuses à nos côtés. On nous apprend à respirer avec l’autre. Les yeux sont partout, il faut être à l’affût. Avec l’expérience on sait ce que veut dire « épaule à épaule », « talon ou milieu de pied sur le lai ou quart de lai », tout cela s’apprend au fil des années.

Le travail de corps de ballet est très physique, aucun autre athlète de haut niveau ne fait un tel effort tous les soirs ! La série Balanchine a été particulièrement éprouvante de ce point de vue, car longue et sans récupération, et nous étions fières d’avoir tenu, quelques autres anciennes et moi. Avant les « vieilles » danseuses ne faisaient pas les actes blancs, le corps évolue et on ne récupère pas à 40 ans comme à 20. A 40 ans on aborde les ballets différemment, à la fois on sait où mettre son énergie, et à la fois il y a toujours ces poses très difficiles, devenues une torture car cela tétanise le corps après un effort (il y en avait aussi dans Balanchine, quoique plus difficiles au niveau des bras alors que dans les ballets blancs c’est plutôt au niveau des jambes).

Les hommes n’ont jamais à faire des poses comme ça !

Tu trouves que c’est plus difficile pour les femmes que pour les hommes ?

L.M : Je dirais que oui, surtout sur les ballets classiques. C’est plus éreintant pour les femmes, on a souvent plus de partition à danser avec les actes blancs, les poses sont difficiles à tenir pour le corps, les pointes font mal, et il faut assurer les dates importantes comme les premières ou les captations même lorsque les jambes sont lourdes pendant les règles. Et puis on est plus nombreuses donc il y a plus de concurrence.

Est-ce pour ça qu’il y a moins de femmes que d’hommes chorégraphes ?

L.M : Non je ne pense pas. Les femmes sont très présentes sur la scène contemporaine : Bobbi Jene Smith, Crystal Pite, Pina Bausch, Trisha Brown, Martha Graham entre autres. Mais il est vrai qu’elles sont moins présentes en classique.

Comment le travail de pas de deux est-il abordé dans le corps de ballet ?

L.M : Le travail de pas de deux est très basique dans le corps de ballet. Il faut savoir se laisser diriger, respecter les bonnes distances, offrir son dos pour certains portés, créer une contre-force dans sa main…c’est un travail d’équipe.

A l’école de danse il y avait des cours d’adage, j’ai eu comme professeur Attilio Labis qui était un vrai maître. Lorsque je suis entrée dans le corps de ballet des cours d’adage avaient lieu mais peu de monde y allait. Mais Irek Mukhamedov, répétiteur à l’Opéra, est un très bon partenaire, Lionel Delanoë aussi, ils savent nous aider. J’ai de la chance car comme je suis grande on me donne en général de grands danseurs costauds comme partenaires. C’est important d’avoir un bon partenaire car sinon on peut se faire mal : la façon dont il nous dépose au sol après un porté compte beaucoup, il faut aussi qu’il nous mette sur notre axe. Il y a des danseurs qui ont ça naturellement, mais on peut être un très bon danseur et un mauvais partenaire, c’est aussi une question d’écoute, et d’accepter d’être au second plan !

Revenons à la série Balanchine qui vient de se terminer. Déjà, comment décrirais-tu le style de ce chorégraphe ?

L.M : C’est très musical, très dansant et fluide, c’est appréciable pour le danseur même si c’est dur techniquement. En général il y a moins de choses traitres (sauf peut-être dans les deux ballets de ce programme !). Dans cette série ça se voulait facile et il y avait des choses vraiment très dures pour les solistes. Globalement Balanchine aimait beaucoup les femmes et les a bien mises en valeur.

Comment s’est passé le travail sur cette série Balanchine ?

L.M : Ce fut un travail passionnant, grâce à la rencontre avec les répétitrices. Patricia Neary est un personnage flamboyant, une danseuse de 82 ans qui a remonté le Ballet Impérial avec l’énergie d’une lionne. Nous avons eu très peu de temps pour le remonter, les séances de travail était donc intenses, mais Patricia était très à l’écoute de nous tous.

C’était fabuleux d’assister à cela. Ce genre de rencontre marque et donne la force de travailler et de se présenter sur scène le mieux possible.

Malheureusement, passée la première représentation, le rythme intensif de la série et la chorégraphie très dure de Ballet Impérial ont généré des blessures chez beaucoup de danseurs.

Gérer les blessures, c’est quelque chose qu’on vous apprend, à l’école de danse par exemple ?

L.M : Je me souviens d’une professeure qui nous avait dit de prendre soin de notre outil de travail, car quand un pied ou un genou est abîmé on ne peut pas le changer, et on doit faire ensuite toute sa carrière avec. Mais enfant c’est une chose que l’on n’entend pas, on force, on a besoin de montrer l’effort, on pense mieux travailler comme cela. Il faut du temps pour comprendre comment travailler, et malheureusement c’est souvent en passant par des blessures que l’on comprend. On ne peut plus simplement faire pareil après. Puis, en vieillissant, le corps ne peut plus pousser pareil, il faut l’accepter. Cela ne veut pas dire que cela sera moins bien, au contraire on se concentre sur l’essentiel.

C’est donc un travail personnel, pas quelque chose qu’on nous apprend à l’école. C’est aussi une ouverture d’esprit de voir si quelque chose peut nous convenir en dehors de la préparation classique. De mon côté je ne peux plus faire cinq barres par semaine, j’alterne avec du yoga et des Pilates pour que le corps ne soit pas asphyxié. Ça fait du bien, ça réveille le corps progressivement, c’est très bien construit.

Justement tu refais les mêmes exercices à la barre depuis l’enfance, tu n’en as pas assez parfois ?

L.M : Étonnamment non. Je ne me suis jamais lassé de faire des pliés, des dégagés, des ports de bras. Au fur et au mesure que l’on avance dans sa vie de danseuse, on s’aperçoit que le travail à la barre est une recherche infinie. Sa construction progressive permet de tout travailler, et au fil des années on essaie d’affiner ses sensations, d’approfondir son travail, en passant par des connections plus juste, un placement plus respectueux du corps, porter ses bras sans les crisper, travailler la rythmique, la coordination, les épaulements. Dès le début de la barre on peut trouver tout cela. Le talent des pianistes qui accompagnent notre travail au quotidien, la richesse des professeurs, tout cela est inspirant.

Après une barre, le corps est prêt pour la journée. On se fait du bien, on s’étire, on s’extrait de la fatigue du spectacle de la veille, c’est un moment pour soi.

Le quotidien des danseuses du corps de ballet sera justement le thème que nous approfondirons dans l’épisode de la semaine prochaine…

Propos recueillis par Allison Poels

Rencontre avec Lucie Mateci, épisode 1 : son parcours et le fonctionnement du ballet de l’Opéra de Paris

Lucie Mateci Ballet Imperial

Lucie est quadrille à l’Opéra de Paris, où elle a fait toute sa carrière, et un des piliers du corps de ballet, ayant dansé tous les grands classiques du répertoire. Elle a notamment début mars assuré toute la série du programme Balanchine. Rencontre avec cette danseuse toujours passionnée, avec cette semaine un premier échange autour de son parcours et du fonctionnement du ballet de l’Opéra de Paris.

Lucie, quel est ton parcours ?

Lucie Mateci : J’ai commencé la danse à l’âge de 9 ans chez Palmyre Romanov et j’ai tout de suite été passionnée. Je suis alors passée par le Conservatoire de Lyon, puis par l’école de Pascale Courdioux et René Bon qui m’ont aidée à réaliser mon rêve : rentrer à l’école de danse de l’Opéra de Paris. Ils m’ont adressée à Christiane Vaussart qui m’a prise sous son aile et présentée à l’école de l’Opéra à l’âge de 15 ans. Après trois années à Nanterre, je m’apprêtais à signer à l’Opéra de Bordeaux lorsque l’Opéra de Paris, dont j’avais passé l’audition sans être prise, m’a rappelée pour un contrat.

Au début, j’ai enchainé beaucoup de petits contrats, en tant que surnuméraire. J’ai passé plusieurs fois le concours pour entrer dans les effectifs permanents de la compagnie et c’est alors que j’avais décidé de le passer une dernière fois et d’aller tenter ma chance ailleurs que ça a fonctionné.

Une personne qui a compté et compte toujours beaucoup dans mon parcours est Carole Ginot, c’est une professeure fabuleuse qui me suit toujours et est un mentor bienveillant pour moi. Elle donne des cours à Lyon et sait passionner ses élèves.

Une fois entrée dans le corps de ballet, il faut continuer à se battre pour être en scène. Il y a eu des séries pendant lesquelles je n’ai pas du tout dansé sur scène, et quand les distributions sortaient j’ai longtemps eu la boule au ventre avant de savoir si je danserais. Finalement ça ne fait que quelques années que je sais que je serai sur scène.

Tu es donc restée un moment surnuméraire. Est-ce qu’il y en a beaucoup dans la compagnie, et quel impact est-ce que ça a ?

L.M : Chaque saison l’Opéra donne des contrats sur une ou plusieurs programmations, tout dépend des besoins pour tenir la saison. L’audition est début juillet, il y a un cours éliminatoire, puis celles et ceux retenus présentent une variation imposée. Décrocher un contrat permet d’avoir un pied dedans. Ce n’est certes pas confortable : ils n’ont pas de place attribuée et remplacent au pied levé. Mais pour tous ceux qui ne sont pas passés par l’école de danse, c’est le passage obligé. Ils se représentent lors du même concours en Juillet et doivent décrocher la première place pour être titularisés. Cette année, pour remplacer les danseurs partis en tournée en Corée, il y avait quasiment une vingtaine de surnuméraires qui venaient de tous les horizons : Etats-Unis, Corée, Espagne, Italie. C’est une vraie chance pour eux d’avoir été sur la scène de Garnier et de danser un beau répertoire.

Que penses-tu du concours de promotion, parfois controversé ?

L.M : C’est une question très délicate qui divise la compagnie. Le travail de corps de ballet exige une forme de danse particulière, on restreint en quelque sorte sa danse pour la calquer sur celle des filles autour, ne pas bouger de son lai. Or pour monter il faut sortir du lot.  Le concours permet justement de se révéler, car ce jour-là nous sommes seuls sur scène avec la possibilité de présenter après sa variation imposée une variation libre qui nous met en valeur. Le choix de la variation est alors très important.

Un des soucis du concours de promotion réside dans le fait qu’il repose essentiellement sur le niveau en danse classique. Tout comme l’étoile qui est nommée sur un ballet classique. Tous les danseurs « stars » en contemporain n’ont plus forcément envie de toucher au répertoire classique et certains décident de ne plus passer le concours.

Le dernier point est le problème de génération. En général, la maison privilégie la jeunesse et par conséquent il est pénible pour un candidat de se présenter tardivement tout en sachant que cela ne marchera pas. Miho Fuji, une danseuse magnifique de grand mérite a eu le courage de le passer sur le tard et n’a pas été promue pour autant. Sous l’ère de Brigitte Lefèvre, les anciennes avaient plus leur chance et cela permettait de garder espoir jusqu’au bout.

Le concours a donc un côté parfois obsolète, un « contrôle continu » serait plus juste.

A titre personnel, comment abordais-tu ce concours, et à quel moment as-tu décidé de ne plus le passer et de te focaliser sur le travail de corps de ballet ?

L.M : C’est une période enrichissante pour le danseur car il fait un travail détaillé sur sa danse avec un coach pendant un mois de façon intensive pour préparer le concours, ce qui le fait donc progresser. Après il faut tenir la pression jusqu’au jour J, c’est une période très fatigante car ça vient en plus des répétitions et des spectacles. Personnellement je ne me suis jamais révélée ce jour-là, trop stressée. Ma danse a évolué doucement au fil des années, or pour faire carrière à l’Opéra il faut avoir tout compris jeune.

Dans ton parcours, est-ce que tu as eu envie d’aller à l’étranger, peut-être justement lorsque passer le concours ne fonctionnait pas pour toi ?

L.M : Il est vrai que j’aurais certainement eu plus de chances de percer dans une compagnie plus petite. Mais je n’ai jamais franchi le pas. D’une part parce que cette maison m’a toujours fascinée et inspirée par son niveau d’excellence, ses danseurs d’exceptions, la richesse de son répertoire classique et contemporain, ses professeurs et chorégraphes qui viennent du monde entier, ses costumes haute couture, un encadrement santé de qualité. J’ai toujours eu conscience que faire partie de cette compagnie, même en bas de la hiérarchie, était un honneur. D’autre part je ne m’imaginais pas vivre loin des miens.

Plus globalement, quelles sont pour toi les qualités essentielles pour être danseuse ?

L.M : Cela dépend de la discipline. Les contemporains acceptent et même recherchent des corps atypiques, ils n’ont pas de norme comme en classique où il est demandé de bonnes proportions, des lignes harmonieuses, de l’en-dehors.

Je pense qu’il faut surtout avoir une bonne oreille, une coordination naturelle et bien sûr un mental solide !

Si on veut être exhaustif il y a plein de choses : le ballon, de bons tendons pour sauter, c’est utile aussi, ainsi qu’une forme de tonicité musculaire. En fait il y a plein de choses importantes, et il faut un peu de tout ! Et il faut aussi être clair dans sa tête, et savoir ce que l’on veut faire !

Quels conseils donnerais-tu aux enfants qui veulent faire de la danse, et à leurs parents ?

L.M : L.M : Dans tous les cas s’ils sont passionnés et travailleurs ils vont s’en sortir. Un enfant qui a envie, on ne l’arrête pas !

Les cours particuliers peuvent être un vrai plus pour un enfant ; il est surtout important de trouver le bon professeur, quelqu’un qui l’accompagne.

Et aussi, emmener les enfants voir des ballets classiques ou contemporains : cela inspire !

Le travail peut-il remplacer le talent – ou inversement ?

L.M : Il y en a qui travaillent très bien, et c’est déjà très beau en soi, mais s’il n’y a pas quelque chose en plus ça n’intéressera personne. C’est forcément un mariage des deux. Mais le talent c’est aussi savoir comment présenter son travail, il faut savoir le faire sortir. Par exemple dans la dernière série de la soirée Balanchine les plus jeunes n’osaient pas tout de suite se lâcher, il faut du temps pour s’autoriser certaines choses. Mais quoiqu’il arrive il faut toujours commencer par une base solide.

Est-ce qu’en tant que danseurs vous voyez déjà des changements introduits par José Martinez depuis son arrivée comme directeur de la danse ?

L.M : J‘ai eu la chance de connaître José lorsqu’il était encore danseur à l’Opéra. Je l’ai vu travailler et exceller jusqu’au bout de sa carrière. Il avait une grosse côte de popularité auprès des danseurs. Lorsque nous avons appris sa nomination la compagnie était ravie, surtout les anciens qui l’ont connu. On savait que c’était la personne adaptée à ce rôle difficile. Il connait la maison, l’aime et n’est pas novice en la matière puisqu’il s’est forgé au rôle de directeur de la danse à Madrid durant près de 8 ans.

Depuis son arrivée, il est très présent pour nous, disponible. Il vient nous parler facilement, et nous dit simplement ce qui est bien ou doit être amélioré. Il a également fait en sorte que l’on reçoive le planning hebdomadaire plus en avance, pour que les danseurs aient plus de confort dans l’organisation de leur vie personnelle. Cela peut paraître anodin, mais c’était une demande des danseurs de longue date.

Un gros sujet en ce moment pour l’opéra est d’attirer de nouveaux publics. Qu’en penses-tu ?

L.M : La mise en place de la soirée jeune public, des places plus accessibles financièrement, est une belle initiative et fonctionne à merveille. Les jeunes sont curieux et ont envie de se faire leur avis.

Les grands classiques sont complets à l’ouverture des ventes, la pointe et le tutu ne sont donc pas prêts de disparaître. La scène contemporaine fonctionne également très bien, surtout auprès des jeunes qui s’y retrouvent plus.

La semaine prochaine, nous aborderons plus précisément avec Lucie le travail de corps de ballet et la récente série Balanchine qui a fait swinguer le palais Garnier !

Propos recueillis par Allison Poels