Mystery Sonatas / For Rosa d’Anna Teresa de Keersmaeker: le mystère reste entier…

For Rosa Châtelet

Au théâtre du Châtelet, Anna Teresa de Keersmaeker présentait pour quelques rares dates – moins une, annulée pour cause de grève – sa création For Rosa, née il y a un an sur les « Mystery Sonatas » de Heinrich Ignaz Franz Biber (fin XVIIe). Une œuvre rare de par son ampleur et objectivement aboutie, aux qualités esthétiques indéniables ; mais qui malgré ses qualités m’a laissée de marbre.

L’idée était prometteuse : il y a un fourmillement d’idées dans ce programme, et une recherche qui ne manque pas d’intérêt. A commencer par cette thématique de la rose, dont on sait l’importance qu’elle revêt pour Anna Teresa de Keersmaeker qui a nommé ainsi sa propre compagnie. La rose, symbole du secret et du mystère et renvoyant par là à la partition musicale, ces « sonates du mystère » dépouillées ici de leur signification religieuse mais dont la force d’évocation demeure intacte. La volonté affirmée est de montrer autant les épines que les beautés de la rose, et en effet c’est une tonalité sombre qui domine l’œuvre.

Au lever de rideau, pour tout décor, une grande rosace dessinée au sol, rappelant immédiatement la place de la géométrie dans l’œuvre de la chorégraphe, et qui servira de fil conducteur à ces deux heures quinze de danse sans interruption. Sur le côté, un petit groupe de musiciens, intimiste, émergeant de l’ombre à la façon d’un clair-obscur de De La Tour. Les six danseurs, tout de noir vêtus, se présentent aux spectateurs tels des sportifs venant saluer avant de dérouler leur programme. Puis vient la danse, qui débute par un long solo dans le silence, avant d’être rejointe par la musique sacrée de Biber dont l’exigeante partition est impeccablement interprétée par Amandine Beyer et son ensemble Gli Incogniti. Se succèdent ensuite des passages aux énergies variées, exprimant la large palette des émotions, annoncés parfois par un bref titre ou numéro de chapitre, le plus souvent par un accord projeté sur une portée en fond de scène. Anna Teresa de Keersmaeker a voulu par ce titre « For Rosa » faire référence à l’expression latine Sub Rosa, ce qui ne peut se dire, qu’elle envisage par opposition à ce qui peut se danser, et déploie ainsi dans sa chorégraphie toute une palette d’expressions.

Le geste, que l’on pourrait désormais qualifier de minimaliste, est caractéristique de la chorégraphe, et sans nul doute d’une époque : bras tendus saccadant le mouvement, sauts toujours ancrés dans le sol, comme un élan retenu, figures géométriques, une forme de spontanéité presque enfantine au milieu d’une construction pourtant très structurée. Est-ce là que le bât blesse, pour un public plus habitué désormais aux rondeurs et à l’abondance sémantique d’un vocabulaire plus récent ? En tous les cas, il manque quelque chose – à commencer par un entracte peut-être. Et ce n’est pas l’immixtion pour le moins incongrue d’un titre tout droit sorti des années soixante-dix (I never promised you a rose garden, de Lynn Anderson, aux paroles collant il est vrai parfaitement à la thématique), dans une ambiance lumineuse frôlant la boule à facettes, qui rajeunira le tout, même si elle eut le mérite de réveiller la salle.

Il y eut pourtant dans la soirée des fulgurances et des moments de grâce, auxquels la judicieuse utilisation des éclairages n’est pas pour rien, comme lors d’un intermède musical où les danseurs, allongés au sol, immobiles, semblent prêts à être happés par une porte de lumière apparue sur le mur du fond. Au gré des changements de costume, des touches de couleur apparaissent : déjà une robe rouge comme un pétale, qui se déploie au sol avant de finir dans une explosion d’énergie tourbillonnante, une tunique blanque ensuite, des blousons colorés. Retour au sombre pour un passage d’une noirceur marquée où les balancés de bras finissent par figurer l’auto-flagellation. Le chapitre consacré au chagrin fut l’occasion d’un solo aussi expressif que poignant, porté par un interprète remarquable, rayonnant dans la pénombre du plateau. Spirales et rotations sont omniprésentes et s’intensifient au fil de l’œuvre, en écho à la structure de ces Sonates du Rosaire, la rosace au sol figurant comme un tourbillon qui entraine les danseurs dans une spirale infinie, faisant parfois bloc à contre-courant, se laissant le plus souvent entrainer par le flot. Lorsque l’un des danseurs, dans un passage revigorant abreuvé d’inspirations de break dance, déploie ses bras au blouson multicolore comme les ailes d’un oiseau, on se dit que la pièce va enfin décoller. Las, malgré l’engagement total des interprètes et un ensemble quasi lumineux qui aurait pu être un final et se termine à la façon d’une énergique danse irlandaise, la magie ne prend pas et ces deux heures paraissent interminables. La dédicace annoncée dans le programme à différentes femmes fortes nommées Rosa, qu’il s’agisse de Rosa Bonheur, Rosa Parks, Rosa Luxembourg ou Rosa Vergaelen, ne trouve pas plus de sens, tant le thème de la résistance semble éloigné de la symphonie plus introspective qui se joue sous nos yeux.

A la toute fin, seul reste un solo de violon, alors qu’un unique projecteur tourné vers le public éclaire les ors de la salle du Châtelet et s’efface dans un fondu à l’esthétique irréprochable. Lorsque les lumières se rallument, un spectateur ronfle doucement. Pour lui comme pour moi, cette interprétation des Mystery Sonatas gardera tout son mystère…

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