Anastasia de MacMillan par le Royal Ballet de Londres

[Archive 2020]

Le ballet Anastasia, dansé par le Royal Ballet en 2016 et dont l’enregistrement a été rendu disponible en ligne en mai 2020, a été créé en deux fois. À l’origine, Kenneth MacMillan a chorégraphié en 1967, pour le Deutsche Oper, un court ballet en un acte basé sur l’histoire réelle d’Anna Anderson, une femme persuadée d’être la dernière survivante du massacre des Romanov en 1918. Le ballet, centré sur le personnage d’Anna, hantée par ses cauchemars, surpris les spectateurs par son style expressionniste très novateur. Ce n’est que plus tard, une fois à la tête du Royal Ballet, que le chorégraphe décida d’y adjoindre deux actes supplémentaires pour en faire un ballet long en trois actes. Un choix audacieux puisqu’aussi bien la scénographie que la chorégraphie diffèrent très nettement entre le troisième acte, celui de 1967, et les deux premiers, ajoutés en 1971. Le résultat ne manque pas de surprendre.

Les deux premiers actes, chorégraphiés sur un ensemble de partitions de Tchaïkovski, décrivent la vie de la famille impériale et d’Anastasia jusqu’à la révolution russe, faisant appel au langage classique, quoique non classiciste, dont MacMillan a déjà fait usage dans son Roméo et Juliette, ou par la suite dans son Histoire de Manon.

Image Royal Opera House

Le premier acte est enchanteur, tout en légèreté, espièglerie et joie de vivre, même si subtilement nuancé par l’inquiétant personnage de Raspoutine et l’obscurcissement progressif du ciel en arrière-plan. Le cadre (un pont de paquebot avec transats bain de soleil), les costumes (uniformes de marins et robes blanches légères, chapeaux de paille et ombrelles), tout renvoie à une période de vie agréable et insouciante, où est mise en scène une Anastasia dans la fleur de l’âge. Son personnage est dépeint conformément à ce qui a été relevé par les historiens : l’accent est mis sur son caractère espiègle, entrainant, une jeune fille peu à cheval sur les bonnes manières mais très enjouée et pleine d’énergie. La bondissante Natalia Osipova est parfaitement à l’aise dans le rôle, et lui donne une délicieuse candeur.

La chorégraphie est organisée autour de trois trios : les sœurs d’Anastasia en dentelles blanches, les trois hommes en uniforme, les trois baigneurs en costumes de bain rayés. Les ensembles sont très agréablement chorégraphiés et forment un tout très harmonieux.

Image Alice Pennefather

Ce premier acte se termine sur l’annonce de la déclaration de guerre, qui vient brusquement l’obscurcir et ouvre la porte à un deuxième acte plus sombre, qui tente de trouver sa place entre la joyeuse première partie et le dramatique dernier acte, sans réussir à être vraiment marquant. Une longue scène de bal y met en avant l’infidélité du Tsar Nicolas II, le père d’Anastasia, et le délitement du couple royal sous les yeux de leur fille, dont le personnage semble passer au second plan, comme effacé par les évènements aussi bien familiaux qu’historiques dépeints dans cette deuxième partie. La maitresse du Tsar, Mathilde Kschessinska, est superbement interprétée par une Marianela Nunez toujours majestueuse, qui se distingue notamment lors d’un pas de deux impeccablement exécuté avec Federico Bonelli – les balletomanes seront cependant troublés de reconnaitre la musique déjà utilisée dans le troisième acte de Joyaux de Balanchine, qui en faisait une lecture bien plus joyeuse.

Après une courte illustration très parlante de la mise en place de l’insurrection populaire, où quelques variations inspirées de danses de caractère accompagnent la montée en puissance de la contestation, l’acte se termine violemment par une scène de massacre dans la salle de bal.

Image Tristram Kenton

Changement de style radical pour le dernier acte. Sur le plan musical tout d’abord : la sixième symphonie de Bohuslav Martinů, mélangée à une bande son de voix insaisissables, n’a plus rien de mélodieux et donne immédiatement le ton. Le rideau s’ouvre sur une Anastasia hagarde, dont les cheveux courts et la robe grise en haillons préfigurent le final de l’Histoire de Manon. En guise de décor, un modeste lit d’hôpital psychiatrique. Pendant presque une heure vont se succéder les réminiscences de souvenirs, souvent violents, de l’enfance d’Anastasia et de sa fuite après l’assassinat de sa famille, puis de son mari. Objet de curiosité, incomprise des médecins, Anastasia, dont Natalia Osipova offre une interprétation saisissante, s’enferme dans la terreur et la folie. On peut regretter que ce dernier acte, initialement prévu pour être présenté seul, soit un peu long, le spectateur ayant déjà vu se dérouler dans les deux premiers actes la majorité des évènements qui y sont relatés par le biais de ces réminiscences, ce qui donne une impression de redite plutôt superflue. Dommage également que le personnage d’Anastasia y présente si peu de variations, affichant tout du long la même expression hagarde sans évolution nette, ce qui contribue à cette impression de longueur. Le procédé reste intéressant et le résultat puissant, quoique le passage d’un style à l’autre se fasse de façon un peu trop abrupte (et de ce fait soit moins convainquant que ce qu’a proposé Neumeier avec son pavillon d’Armide, un des rares autres ballets mélangeant ainsi classique et contemporain).

L’ensemble, s’il souffre d’un certain manque de cohérence qui l’empêche d’atteindre la puissance d’autres œuvres magistrales, peut cependant être retenu pour l’originalité du procédé, la propreté de sa mise en œuvre et la richesse d’interprétation proposée au premier rôle féminin. De quoi renouveler de façon intéressante la gamme des longs ballets narratifs.

Le pavillon d’Armide de Neumeier par le Wiener Staatsoper

[Archive 2020]

Le pavillon d’Armide est un ballet court (1h15), un peu oublié dans l’histoire, quoique fortement lié à celle des ballets russes, mais qui mérite que l’on s’y intéresse. Créé par Fokine à Saint Pétersbourg en 1907 sur une musique de Nikolaï Tcherepnine, il est ensuite présenté au théâtre du Châtelet à Paris lors de la première tournée des ballets russes de Diaghilev en 1909, avec Nijinsky dans le rôle de l’esclave d’Armide. Rien d’étonnant à ce que ce ballet soit ainsi lié à la France, étant donné que son argument d’origine, inspiré de la Jérusalem délivrée de Le Tasse, s’y déroule.

La chorégraphie sera perdue par la suite, et le ballet remonté en 1975 par Alexandra Danilova à Hambourg puis en 2009 par Jurgis Smoriginas (une version présentée au théâtre des Champs-Elysées dans le cadre des saisons russes du XXIe siècle), sans qu’il soit possible d’estimer dans quelle mesure ces reconstructions se rapprochent de la version d’origine. C’est surtout la variation dite d’Armide, incorporée dans certaines versions du ballet Paquita, qui reste connue.

C’est aussi en 2009 que le chorégraphe John Neumeier, à la tête du ballet de Hambourg et qui avait déjà été à l’origine de la reconstruction de 1975, en crée une nouvelle version, à l’intrigue, plus recherchée, tournée en hommage à Nijinsky, et dans laquelle il exprime toute la variété de son talent chorégraphique. C’est cette version qui est reprise en mars 2017 par le Wiener Staatsoper, suivie par le Sacre du printemps du même chorégraphe à l’occasion d’une soirée lui étant consacrée.

Dans le ballet d’origine, qui était avant tout un agréable divertissement, le personnage principal s’arrêtait pour passer la nuit dans un pavillon de chasse, où pendant la nuit les personnages d’un tableau s’animaient. Au matin, il croyait avoir rêvé mais l’écharpe de la chasseresse Armide avait disparu du tableau et s’était matérialisée à ses côtés.

Neumeier transpose l’histoire au passage de la vie de Nijinsky où, atteint de folie, il fut traité dans une clinique suisse. Dans cette version, pas de pavillon de chasse ou de tableau, mais de récurrentes allusions aux ballets russes, car Nijinsky dans sa folie voit revivre tous les personnages qu’il a dansés et les personnes avec qui il a travaillé.

Photo Roman Lazik

Le ballet commence par l’arrivé de Nijinsky (Mihail Sosnoschi) à la clinique, accompagné de sa femme (Nina Polakova), qui le laisse entre les mains du médecin (Roman Lazik). La chorégraphie de cette première partie est d’un style contemporain assez académique faisant la part belle à l’expressivité, tout en gardant un souci permanent de la ligne et des éléments classiques qui chez Neumeier sont rarement loin.

Nina Polakova s’exprime bien dans ce rôle de tragédienne, femme déchirée par la vue de la folie de son mari et réticente à le laisser à la clinique. Elle réussit à faire passer tout en retenue une palette d’émotions qui va de l’amour au remord en passant par la détresse. De son côté, Mihail Sosnoschi est très touchant dans le rôle du malade seulement partiellement conscient de son affection mais mû par une volonté de s’en sortir.

L’ensemble pourrait être glauque s’il dépeignait un monde médical froid et sans pitié, pourtant le rôle du médecin est bien empreint d’humanité et laisse paraitre un souci réel du patient. Roman Lazik s’en sort très bien dans ce registre, formant avant le couple principal un trio très expressif.

Alors que la scène bascule doucement vers une mise en scène des visions de Nijinsky, la barre classique qui se dessine au fond de la scène rappelle celle du Casse-Noisette du même chorégraphe.

Le ballet se poursuit pendant la promenade dans le parc, qui sera l’occasion de la réminiscence de tous les souvenirs de Nikinsky. Le défilé des personnages prend une tournure plus classique dans la chorégraphie comme dans les costumes pour former de très agréables tableaux, reprenant la trame d’origine du ballet. La danse siamoise est de qualité, dansée de façon propre et énergique par Davide Dato. S’ensuite une valse gracieuse et enlevée, habile mélange des styles chorégraphiques pour le plus grand bonheur du spectateur. Le pas de deux avec le personnage d’Armide (interprété également par Nina Polakova) est charmant, et se termine par un double clin d’œil, à l’après midi d’un faune par sa pose finale et à l’histoire initiale du pavillon d’Armide grâce à l’écharpe abandonnée près de Nijinsky. Neumeier prouve ici une fois encore qu’il excelle dans un style plus classique.

S’ensuit un pas de trois très enlevé, comprenant la fameuse variation reprise ultérieurement dans certaines versions de Paquita et dansée ici par Maria Yakovleva. Mais c’est surtout la seconde variation, dansée avec beaucoup d’esprit, qui sort du lot.

Photo Gabriele Schacheri

Pendant tous ces tableaux, Nijinsky s’anime et semble revivre au contact de ce passé qui le hante, courant après les personnages de ses souvenirs, dansant parfois avec eux avec une propreté technique irréprochable, avant de retourner à la réalité du présent, à nouveau ramené à sa tristesse et la conscience de son état.

Au fur et à mesure que les souvenirs se font plus sombres et obsédants, apparait un pas de deux entre hommes, réminiscence de sa liaison avec Diaghilev, dansé par Roman Lazik également, comme pour montrer l’entrelacs des personnes actuelles et passées dans l’esprit de Nikinsky. C’est un moment très esthétique et empreint d’une douceur presque surprenante, suivi d’un pas de quatre hommes également très harmonieux.

À la fin du ballet, Nikinsky semble tourner le dos à son passé et faire le choix d’une forme de folie, alors que retentissent les premières notes du Sacre du printemps, qui sera l’une des œuvres majeures du danseur devenu chorégraphe.

Photo Wiener Staatsoper

Au-delà de l’aspect purement chorégraphique, très réussi, notamment la seconde demie heure qui offre de beaux moments de danse, le choix de transposer l’histoire à la folie de Nijinsky, est un parti pris : certains considèreront peut-être que cela alourdit inutilement ce qui était initialement et aurait pu rester un pur divertissement, il nous semble au contraire que cela donne plus de profondeur à un ballet qui mérite d’être dansé et qui n’y perd rien de son caractère esthétique. Neumeier y exprime toute la palette de son talent chorégraphique qui va du plus classique au plus contemporain, ce qui n’est pas monnaie courante. On y retrouve sa passion pour Nijinsky, mais aussi son goût pour la figure de l’homme torturé, que l’on a pu retrouver par exemple dans son Illusions like Swan Lake ou son Death in venice, plus extrême.

En conclusion, le pavillon d’Armide, dans la chorégraphie de Neumeier, est un petit bijou injustement méconnu en France, et qui malgré son format court mériterait d’être plus souvent dansé, soit lors d’une soirée mixte, soit même seul (on a déjà vu à l’Opéra de Paris une soirée de danse tout aussi courte sans être nécessairement aussi enthousiasmante).

The Bright Stream de Ratmansky par le ballet du Bolshoï

[Archive 2018]

The bright stream, ancien pur produit de l’époque soviétique remis au goût du jour par Alexei Ratmansky, après avoir été banni peu après sa création en 1953, est l’archétype de la farce comique : une intrigue basée sur le rire avec échanges de rôles et travestissements, des gags récurrents, une musique enlevée et une happy end gentillette. Présenté en Europe lors de la tournée du Bolshoï auprès du Royal Ballet de Londres en 2018, ce court ballet d’une heure trente sur une musique de Shostakovitch détonne au milieu des grands classiques. Voyons ce que vaut ce divertissement.

Photo Pathé Live

L’intrigue se déroule dans une ferme collective soviétique. Le décor l’est d’ailleurs résolument, soviétique, avec la faucille et le marteau en plein milieu du premier rideau puis un décor à l’esthétique assumée, mélange de beiges orangés et verts passés évoquant des motifs floraux et des fruits, tracteurs et avions schématisés dans un style industriel passant à l’arrière-plan, et petites robes à fleurs toutes simples pour les femmes.

Zina est mariée à Pyotr, étudiant agricole. Il s’agit d’une ancienne danseuse mais personne dans le village n’est au courant. La mise en place de la situation initiale est simple et rapide, Zina esquisse quelques pas son livre à la main, avant de danser avec Pyotr, très enjoué. Une troupe de danseurs est annoncée et attendue avec impatience. Les différents protagonistes, brossés sans équivoque (uniforme d’écolière, costume de moujik, couple de vieillards caricaturaux) brandissent une banderole rouge souhaitant la bienvenue aux artistes tandis qu’un train s’arrête à l’arrière-plan comme dans un théâtre de marionnettes.

Photo Bolshoï Ballet

Sitôt arrivée la ballerine, Zina reconnait en elle une amie d’enfance. Elles se retrouvent, se rappellent les bons souvenirs de l’école de danse, mais Pyotr tourne autour de la danseuse, au grand désespoir de Zina. Pendant ce temps, un couple de vieillards courtise avec insistance, lui la ballerine, elle le danseur de la troupe. Se met alors en place une grande farce au cours de laquelle le danseur et sa partenaire intervertissent rôles et costumes pour se rendre chacun au rendez-vous galant de l’autre, pendant que Zina, déguisée en ballerine, se rend au rendez-vous donné par Pyotr à celle-ci – alors qu’intervient aussi un déguisement de chien pour ajouter à l’absurde de la situation. Pyotr ne reconnaissant pas pour autant sa femme, il faudra qu’elle prenne la place de son ancienne camarade lors du spectacle donné le lendemain, avant de révéler son identité, pour qu’il réalise la valeur de celle avec qui il partage sa vie et lui demande pardon de son incartade. Tout le monde est pardonné, et c’est la fête au village. On notera au passage la morale proche de celle de la Sylphide, incitant le chaland à apprécier ce qu’il a près de lui au lieu de courir après l’inaccessible.

Du point de vue chorégraphique, la danse est habilement mélangée au comique, sans séparer, comme c’est souvent le cas dans les ballets dansés en Europe (on pense à la fille mal gardée ou à Don Quichotte), passages dansés et passages de mime, ni personnages dansants de façon noble et personnages caricaturaux. Le premier acte offre de beaux passages, comme le charmant duo entre Zina et son amie d’enfance, où elles reproduisent chacune les pas de l’autre comme en miroir, la scène de bal qui allie pas très classiques et finitions comiques, ou encore le pas des paysannes et ses tours cinquième sans concession. On pourrait simplement reprocher à la fin de ce premier acte de tourner un peu au grand cirque, mais la suite de l’intrigue est amenée sans excès de mime, la présentation des costumes de chacun suffisant à faire comprendre au spectateur les différents tours qu’ils s’apprêtent à se jouer mutuellement.

Dans le second acte, les différents rendez-vous galants sont l’occasion d’un mélange assez réussi entre classique et danses de caractère, avec des effets comiques bon enfant mais efficaces (le déguisement de chien, un peu excessif, pourrait être lassant, mais au final on rit de bon cœur). Le clou du spectacle est un passage dansé par le danseur travesti en sylphide. Ça pourrait être trop, mais c’est terriblement drôle, sans sacrifier pour autant la danse au comique car la variation, sur pointes, reste solide, et Ruslan Skvortsov l’exécute avec brio et beaucoup d’humour.

Photo Pathé Live

Après un joli pas de deux, assez classique, entre Zina (Svetlana Lunkina) et Pyotr (Mikhail Lobukhin), qui n’a toujours pas reconnu sa dulcinée, le dernier tableau, un peu expéditif, laisse place au dénouement, tombant dans un style pompier qui donne une impression de bâclé.

On reste donc un peu sur sa faim, car ce dernier tableau aurait pu donner lieu à de beaux tableaux dansés, dont la courte durée du ballet ne rendait pas nécessaire de se priver.

Reste que l’on passe un bon moment devant ce divertissement léger mais solidement porté par les danseurs du Bolshoï. Moins exigeant techniquement que la fille mal gardée, qui serait en quelque sorte notre équivalent européen, mais à l’humour un peu plus fin dans les détails, The Bright Stream ne restera sans doute pas dans les annales comme un grand ballet (dommage que la chorégraphie de la dernière partie ne soit pas à la hauteur), mais l’on aura plaisir à le voir à nouveau.

The Bright Stream sera à nouveau dansé au Bolshoï à Moscou début 2022.