Raymonda de Tamara Rojo à l’English National Ballet

Interviewé en septembre dans le podcast « Tous Danseurs », Gil Isoart partageait sa conviction du caractère intemporel et donc indémodable du ballet classique. Un constat qui tombe à pic, car c’est bien ce qu’a voulu démontrer Tamara Rojo avec sa nouvelle version de Raymonda créée pour l’English National Ballet. Le défi : donner un nouveau souffle à la chorégraphie de Petipa, dont le troisième acte est devenu un classique, en actualisant le livret pour le rendre plus conforme aux attentes du public contemporain.

Actualiser l’histoire donc, sans changer les pas – une démarche hors du commun. En cause, une intrigue jugée sexiste en raison de la représentation qui y est faite du violent sarrasin Abderaman, et un personnage de Raymonda disputée passivement par les deux protagonistes masculins sans sembler manifester de volonté propre.

Le résultat, transféré à l’époque victorienne, met en scène une Raymonda ouvertement inspirée de Florence Nightingale, qui s’engage comme infirmière pendant la guerre de Crimée. Si la superbe partition de Glazounov est toujours là, les tutus ont été remplacés par des robes, et au triangle amoureux entre Raymonda, son fiancé renommée John de Bryan, et l’officier ottoman Abdur Rahman, maintenant dans le camp allié, se superposent une dénonciation plus générale des horreurs de la guerre et une volonté d’émancipation féminine.

Photo Johan Persson

Du point de vue esthétique, le résultat est à la hauteur des attentes. Tamara Rojo a plongé dans les archives pour reconstituer au plus près la chorégraphie d’origine, tout en y ajoutant des morceaux créés pour l’occasion lorsque les descriptions existantes étaient insuffisantes. Sur la superbe partition de Glazounov, on reconnait donc des passages souvent dansés : on retiendra par exemple la première variation de Clémence, interprété le soir de la dernière par une Natasha Mair impressionnante de précision et d’équilibre, ou encore l’adage et le grand pas du troisième acte à qui, contre toute attente, les robes des danseuses apportent un charme nouveau. Francesco Gabriele Frola se démarque également par son John de Bryan virtuose et expressif. La scénographie intelligemment pensée par Antony McDonald est sobre mais pose efficacement le décor, entre tentes de campagne et tentures ottomanes chez Abdur. Le premier acte, en particulier, est un enchantement, et les ajouts de Tamara Rojo, des ensembles masculins pleins d’énergie qui mettent en valeur le corps de ballet, sont particulièrement agréables. Mais la grande réussite chorégraphique de cette version est la scène du rêve de Raymonda : Tamara Rojo a eu l’excellente idée de mélanger danseurs et danseuses dans un ensemble très expressif ayant tout d’un acte blanc, et évoquant les tourments des soldats et le réconfort apporté par les infirmières. Le résultat est d’une grande poésie et l’équilibre entre les hommes et les femmes apporte beaucoup de lyrisme à ce passage qui mérite à lui seul le déplacement.

Shiori Kase et Isaac Hernandez – Photo Johan Persson

Le remaniement de l’intrigue, en revanche, manque son effet. Dès l’introduction, Raymonda semble plus muée par l’envie de fuir son encombrant fiancé que par sa vocation d’infirmière, sur laquelle Tamara Rojo semblait pourtant vouloir mettre l’accent. Tout le long du ballet, Fernanda Oliveira affiche le même air de profond désespoir, sans aucune évolution notable du personnage (n’ayant pu assister qu’à une représentation, difficile cependant de dire si ce parti pris est celui de la danseuse ou de la chorégraphe). Si le second acte la voit tiraillée entre les deux hommes, elle y apparait totalement passive – justement le travers qui lui était reproché dans la version d’origine. Certes, on y gagne une réflexion un peu plus profonde sur la guerre, quoiqu’elle ne soit qu’esquissée, mais on en vient à se demander ce que John et Abdur font là, à ennuyer sans cesse cette jeune femme qui ne semble attirée ni par l’un ni par l’autre. Le troisième acte, en refusant de se cantonner au simple divertissement, devient une redite du second et cette Raymonda qui ne fait qu’hésiter, sans jamais se décider, finit par en devenir agaçante. Il est d’ailleurs dommage que la fameuse variation de la claque, mal comprise mais souvent considérée comme celle de la maturité de Raymonda, soit ici l’occasion d’une énième hésitation entre les deux hommes et non d’une affirmation du personnage que l’on attendra en vain tout au long du ballet.

Shiori Kase et Jeffrey Cirio – Photo Johan Persson

Tamara Rojo, malgré un foisonnement d’idées tout à fait prometteur, n’aura donc pas réussi à donner une vraie consistance à ce personnage qui restera aussi insaisissable qu’il l’est depuis 1898. Cependant, elle fait preuve d’un vrai talent chorégraphique dans les passages de sa création, de quoi donner envie de la voir renouveler l’expérience, en espérant que son nouveau poste de directrice artistique du San Francisco Ballet lui en laisse l’occasion. Sa Raymonda, si elle manque un peu de corps, est néanmoins un ballet agréable à regarder et offre une bonne alternative aux versions « en tutu » de Ratmansky ou de Noureev.

Avis aux amateurs, le ballet devrait être à nouveau dansé à Southampton fin 2022.

Shiori Kase et Isaac Hernandez – Photo Tristram Kenton