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Le pavillon d’Armide est un ballet court (1h15), un peu oublié dans l’histoire, quoique fortement lié à celle des ballets russes, mais qui mérite que l’on s’y intéresse. Créé par Fokine à Saint Pétersbourg en 1907 sur une musique de Nikolaï Tcherepnine, il est ensuite présenté au théâtre du Châtelet à Paris lors de la première tournée des ballets russes de Diaghilev en 1909, avec Nijinsky dans le rôle de l’esclave d’Armide. Rien d’étonnant à ce que ce ballet soit ainsi lié à la France, étant donné que son argument d’origine, inspiré de la Jérusalem délivrée de Le Tasse, s’y déroule.
La chorégraphie sera perdue par la suite, et le ballet remonté en 1975 par Alexandra Danilova à Hambourg puis en 2009 par Jurgis Smoriginas (une version présentée au théâtre des Champs-Elysées dans le cadre des saisons russes du XXIe siècle), sans qu’il soit possible d’estimer dans quelle mesure ces reconstructions se rapprochent de la version d’origine. C’est surtout la variation dite d’Armide, incorporée dans certaines versions du ballet Paquita, qui reste connue.
C’est aussi en 2009 que le chorégraphe John Neumeier, à la tête du ballet de Hambourg et qui avait déjà été à l’origine de la reconstruction de 1975, en crée une nouvelle version, à l’intrigue, plus recherchée, tournée en hommage à Nijinsky, et dans laquelle il exprime toute la variété de son talent chorégraphique. C’est cette version qui est reprise en mars 2017 par le Wiener Staatsoper, suivie par le Sacre du printemps du même chorégraphe à l’occasion d’une soirée lui étant consacrée.
Dans le ballet d’origine, qui était avant tout un agréable divertissement, le personnage principal s’arrêtait pour passer la nuit dans un pavillon de chasse, où pendant la nuit les personnages d’un tableau s’animaient. Au matin, il croyait avoir rêvé mais l’écharpe de la chasseresse Armide avait disparu du tableau et s’était matérialisée à ses côtés.
Neumeier transpose l’histoire au passage de la vie de Nijinsky où, atteint de folie, il fut traité dans une clinique suisse. Dans cette version, pas de pavillon de chasse ou de tableau, mais de récurrentes allusions aux ballets russes, car Nijinsky dans sa folie voit revivre tous les personnages qu’il a dansés et les personnes avec qui il a travaillé.

Le ballet commence par l’arrivé de Nijinsky (Mihail Sosnoschi) à la clinique, accompagné de sa femme (Nina Polakova), qui le laisse entre les mains du médecin (Roman Lazik). La chorégraphie de cette première partie est d’un style contemporain assez académique faisant la part belle à l’expressivité, tout en gardant un souci permanent de la ligne et des éléments classiques qui chez Neumeier sont rarement loin.
Nina Polakova s’exprime bien dans ce rôle de tragédienne, femme déchirée par la vue de la folie de son mari et réticente à le laisser à la clinique. Elle réussit à faire passer tout en retenue une palette d’émotions qui va de l’amour au remord en passant par la détresse. De son côté, Mihail Sosnoschi est très touchant dans le rôle du malade seulement partiellement conscient de son affection mais mû par une volonté de s’en sortir.
L’ensemble pourrait être glauque s’il dépeignait un monde médical froid et sans pitié, pourtant le rôle du médecin est bien empreint d’humanité et laisse paraitre un souci réel du patient. Roman Lazik s’en sort très bien dans ce registre, formant avant le couple principal un trio très expressif.
Alors que la scène bascule doucement vers une mise en scène des visions de Nijinsky, la barre classique qui se dessine au fond de la scène rappelle celle du Casse-Noisette du même chorégraphe.
Le ballet se poursuit pendant la promenade dans le parc, qui sera l’occasion de la réminiscence de tous les souvenirs de Nikinsky. Le défilé des personnages prend une tournure plus classique dans la chorégraphie comme dans les costumes pour former de très agréables tableaux, reprenant la trame d’origine du ballet. La danse siamoise est de qualité, dansée de façon propre et énergique par Davide Dato. S’ensuite une valse gracieuse et enlevée, habile mélange des styles chorégraphiques pour le plus grand bonheur du spectateur. Le pas de deux avec le personnage d’Armide (interprété également par Nina Polakova) est charmant, et se termine par un double clin d’œil, à l’après midi d’un faune par sa pose finale et à l’histoire initiale du pavillon d’Armide grâce à l’écharpe abandonnée près de Nijinsky. Neumeier prouve ici une fois encore qu’il excelle dans un style plus classique.
S’ensuit un pas de trois très enlevé, comprenant la fameuse variation reprise ultérieurement dans certaines versions de Paquita et dansée ici par Maria Yakovleva. Mais c’est surtout la seconde variation, dansée avec beaucoup d’esprit, qui sort du lot.

Pendant tous ces tableaux, Nijinsky s’anime et semble revivre au contact de ce passé qui le hante, courant après les personnages de ses souvenirs, dansant parfois avec eux avec une propreté technique irréprochable, avant de retourner à la réalité du présent, à nouveau ramené à sa tristesse et la conscience de son état.
Au fur et à mesure que les souvenirs se font plus sombres et obsédants, apparait un pas de deux entre hommes, réminiscence de sa liaison avec Diaghilev, dansé par Roman Lazik également, comme pour montrer l’entrelacs des personnes actuelles et passées dans l’esprit de Nikinsky. C’est un moment très esthétique et empreint d’une douceur presque surprenante, suivi d’un pas de quatre hommes également très harmonieux.
À la fin du ballet, Nikinsky semble tourner le dos à son passé et faire le choix d’une forme de folie, alors que retentissent les premières notes du Sacre du printemps, qui sera l’une des œuvres majeures du danseur devenu chorégraphe.

Au-delà de l’aspect purement chorégraphique, très réussi, notamment la seconde demie heure qui offre de beaux moments de danse, le choix de transposer l’histoire à la folie de Nijinsky, est un parti pris : certains considèreront peut-être que cela alourdit inutilement ce qui était initialement et aurait pu rester un pur divertissement, il nous semble au contraire que cela donne plus de profondeur à un ballet qui mérite d’être dansé et qui n’y perd rien de son caractère esthétique. Neumeier y exprime toute la palette de son talent chorégraphique qui va du plus classique au plus contemporain, ce qui n’est pas monnaie courante. On y retrouve sa passion pour Nijinsky, mais aussi son goût pour la figure de l’homme torturé, que l’on a pu retrouver par exemple dans son Illusions like Swan Lake ou son Death in venice, plus extrême.
En conclusion, le pavillon d’Armide, dans la chorégraphie de Neumeier, est un petit bijou injustement méconnu en France, et qui malgré son format court mériterait d’être plus souvent dansé, soit lors d’une soirée mixte, soit même seul (on a déjà vu à l’Opéra de Paris une soirée de danse tout aussi courte sans être nécessairement aussi enthousiasmante).