C’est déjà le quatrième et dernier épisode de cette rencontre-fleuve avec Lucie Mateci, danseuse du ballet de l’Opéra de Paris où elle a fait toute sa carrière. Après nous avoir raconté son quotidien de danseuse la semaine dernière, nous abordons cette fois des sujets plus personnels : le rapport à la danse, l’équilibre avec le reste de sa vie, et également la reconversion à l’approche de la « retraite ».
Tu nous as expliqué que tu aimais toujours autant danser après toutes ces années. In fine, quel est ton rapport à la danse : un travail, une passion ?
Lucie Mateci : Danseur c’est quelque chose que tu ne peux pas faire si tu n’es pas passionnée, sinon tu ne tiens pas. Il faut le faire pour son plaisir personnel d’abord. Évidemment, à l’Opéra le devoir d’excellence met la pression, c’est difficile car le rythme des répétitions et des spectacles est intense pour le corps. Sans parler des blessures des danseurs à gérer au quotidien. C’est un travail exigeant car il combine l’art et le sport de haut niveau.
Est-ce que tu regardes de la danse en-dehors de ton travail ?
L.M : Oui c’est nécessaire de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs. J’en ai beaucoup regardé, à la maison de la danse à Lyon, beaucoup au théâtre du Châtelet, ou au théâtre des Champs-Élysées, cela m’a fait un bagage. Le théâtre m’inspire beaucoup aussi. Depuis que j’ai mes filles c’est un peu plus compliqué mais je m’organise toujours pour voir ce qu’il se passe sur la scène artistique. C’est vital !
Justement tu as deux enfants, or on a encore souvent l’image que pour une danseuse c’est compliqué d’être mère. Qu’en penses-tu ?
L.M : C‘était le cas avant, les danseuses de la précédente génération attendaient quasiment l’âge de la retraite (42 ans) pour être mère. Cela est relativement récent que les danseuses s’autorisent à vivre la maternité beaucoup plus jeunes, parfois avant 30 ans.
On s’aperçoit que l’on peut rependre notre poste en étant maman, cela demande un peu de temps au départ pour se remettre en forme et trouver une nouvelle organisation de vie, mais c’est conciliable. Il faut savoir cependant qu’en période de spectacle, je ne vois mes enfants que 45 minutes le matin avant l’école, ce n’est pas toujours facile.
Comment se passent la grossesse puis la reprise pour une danseuse de l’Opéra ?
L.M : Ce qui est incroyable à l’Opéra c’est que l’on peut être déprogrammée assez tôt : en général au bout d’un ou deux mois, mais certaines dansent jusqu’à 5 mois. Et on prend les cours aussi longtemps que l’on veut. C’est une période chouette aussi, une pause ; j’ai adoré être enceinte, même danser enceinte était génial, je me sentais bien.
Le retour dépend beaucoup non seulement de chacune mais aussi de ceux qui l’accompagnent, le répétiteur, la programmation à ce moment-là, en général ils font attention à nous faire reprendre doucement mais malheureusement il est fréquent de se blesser en revenant. Les préparateurs physiques nous aident à tout reprendre de zéro. Le corps a changé après une grossesse et reste fragilisé pendant un moment, il faut du temps pour retrouver ses pleines capacités. Et le manque de sommeil n’aide pas pour la récupération. Mais après c’est aussi une autre danse, avec plus de maturité, finalement ça fait du bien car il n’y a plus seulement la danse, et les spectateurs ont envie de voir des danseurs bien dans leurs baskets !
La notion de sacrifice, qui a longtemps été associée aux vies de danseuses, est-elle toujours d’actualité ?
L.M : Maintenant c’est beaucoup plus équilibré, les jeunes danseurs ne sont pas du tout dans cette optique, en revanche ils sont conscients des réalités de la vie, certains préparent même en amont leur reconversion en poursuivant leurs études. Forcément il y a des sacrifices dans ce métier, quand il y a des séries intenses comme ce programme Balanchine il faut se concentrer dessus et faire des concessions. Mais ce n’est pas comme ça tout l’année, il y a des périodes d’accalmie qui permettent de récupérer.
Et comment vis-tu le fait d’être tout le temps devant un miroir ?
L.M : Le miroir peut être terrible, il faut savoir l’utiliser à bon escient pour se corriger. Avant ça me déprimait, mais je le regarde de moins en moins et je m’appuie davantage sur mon ressenti. Je pense que ça va me faire du bien de relâcher cette image et me tourner vers les autres, car en tant que danseur on est plutôt tourné sur soi.
Jusqu’au bout de ta carrière tu auras continué à danser beaucoup de classique, pourtant parfois décrié en ce moment. Est-ce que tu aimes toujours autant cela ?
L.M : La beauté du classique est pour moi intemporelle. Il vieillit parfois mieux que les contemporains. Certes on aimerait parfois réactualiser certains passages mais ils sont comme des pièces de collection. La trame narrative est souvent inspirée de contes. Ils sont la mémoire d’une époque et on se délecte toujours autant de les raconter aux enfants. C’est pareil pour le classique. Il sera toujours présent et utile.
Physiquement le travail me plait toujours autant. J’aime faire mes pliés tous les matins, toujours à la recherche de sensation et de connexion. C’est un travail sans fin, c’est ce qui est passionnant. On n’acquiert pas une bonne fois pour toutes un geste, on peut le façonner à l’infini.
Est-ce que tu as aussi beaucoup dansé de contemporain ?
L.M : Oui, j’ai participé à pas mal de créations sous la direction de Brigitte Lefèvre, qui nous permettait de passer du répertoire classique au contemporain plus facilement. J’ai pu notamment rencontrer Michel Noiret, Pierre Rigal, Laura Scozzi, James Thierrée et danser leurs ballets.
Quels ballets as-tu préféré danser ?
L.M : Danser Le Sacre du Printemps de Pina Bausch pieds nus dans la terre fraîche a été une expérience magique que je n’oublierai jamais. La chorégraphie et la musique sont si intenses et si belles, j’ai eu beaucoup de chance d’en faire partie. Les ballets de Noureev font partie de mon répertoire et je ne les boude pas. L’entrée des vingt-quatre Cygnes ou la descente des Ombres de la Bayadère se font sur des partitions si belles que l’on ne s’en lasse pas. L’acte blanc de Giselle est aussi très beau. Je garde aussi un bon souvenir des tutus noirs dans Etudes.
Et bien sûr les Balanchine, dans lesquels je me sens à mon aise.
J’aime aussi les ballets qui laissent une part de théâtre plus importante comme ceux de MacMillan.
Tu arrêtes de danser l’année prochaine. Quels sont tes projets ?
L.M : La reconversion du danseur n’est pas une chose facile. A 42 ans tout le champ des possibles s’offre à nous. On peut très bien vouloir dire au revoir à tout cet univers et partir à la recherche de nouveaux horizons, ou bien vouloir rester dans la danse et mettre à profit son expérience et ses savoirs pour les transmettre. C’est cette voie que j’ai choisie. Déjà titulaire du diplôme de professeur, je vais élargir mes connaissances en suivant une formation de Pilates puis de gyrotonic. Deux techniques parallèles à l’entraînement d’un cours classique qui m’ont beaucoup aidée dans ma carrière et que je pourrai utiliser dans mes cours.
A quel public s’adresseront tes cours ?
L.M : A tous ceux qui ont envie de se faire du bien en prenant soin de leur corps, de se dépasser, de travailler avec rigueur tout en s’amusant. Deux publics m’attirent particulièrement. Tout d’abords, les amateurs, car j’aime le côté social et presque art-thérapie de la danse. Et ensuite les enfants passionnés qui ont envie d’en faire leur métier.
Depuis un an, je donne des cours pour les enfants et les adultes, j’adore cela !
Qu’est-ce que ça va changer pour toi ?
L.M : Tout va changer, c’est un peu vertigineux ! Je vais découvrir en quelque sorte le monde extérieur et une autre face de la réalité de la vie, c’est angoissant et excitant.
Je vais passer de l’autre côté du miroir en enseignant et mon rythme de travail sera très différent d’aujourd’hui. Je pourrai ainsi vivre pleinement ma vie de maman tout continuant à vivre ma passion de la danse.
Quel est le prochain ballet dans lequel on peut venir te voir danser, et est-ce que tu sais déjà dans lequel tu feras tes adieux ?
L.M : Je serai bientôt en scène dans la soirée Béjart, où je danserai les Oiseaux dans L’Oiseau de Feu. Puis je terminerai la saison et ma carrière de danseuse dans L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan où j’interpréterai une fille de joie !
C’est la fin de cette série; merci infiniment à Lucie !
Propos recueillis par Allison Poels
Merci beaucoup pour cette série d’interview passionante!
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