Après un premier épisode dans lequel elle nous racontait son parcours et le fonctionnement de la compagnie, nous continuons l’échange avec Lucie Mateci, danseuse du ballet de l’Opéra de Paris depuis plus de vingt ans. Dans ce deuxième épisode, nous parlerons en particulier du travail de corps de ballet, rarement mis en lumière, illustré par la série Balanchine dans laquelle Lucie a récemment dansé.
Lucie, tu t’es donc spécialisée dans le travail de corps de ballet, qui est extrêmement exigeant. Quelles sont les qualités spécifiques demandées par ce travail ?
Lucie Mateci : Spécialisée en corps, c’est amusant, je ne l’ai jamais vu comme cela. Mais oui, je connais tous les « ensembles » du répertoire sur le bout des doigts. Je pourrais les remonter. Je suis donc bien une spécialiste en corps de ballet.
Les qualités spécifiques demandées pour le travail de corps de ballet sont j’imagine la résistance, l’humilité, la réactivité, l’écoute des autres danseuses à nos côtés. On nous apprend à respirer avec l’autre. Les yeux sont partout, il faut être à l’affût. Avec l’expérience on sait ce que veut dire « épaule à épaule », « talon ou milieu de pied sur le lai ou quart de lai », tout cela s’apprend au fil des années.
Le travail de corps de ballet est très physique, aucun autre athlète de haut niveau ne fait un tel effort tous les soirs ! La série Balanchine a été particulièrement éprouvante de ce point de vue, car longue et sans récupération, et nous étions fières d’avoir tenu, quelques autres anciennes et moi. Avant les « vieilles » danseuses ne faisaient pas les actes blancs, le corps évolue et on ne récupère pas à 40 ans comme à 20. A 40 ans on aborde les ballets différemment, à la fois on sait où mettre son énergie, et à la fois il y a toujours ces poses très difficiles, devenues une torture car cela tétanise le corps après un effort (il y en avait aussi dans Balanchine, quoique plus difficiles au niveau des bras alors que dans les ballets blancs c’est plutôt au niveau des jambes).
Les hommes n’ont jamais à faire des poses comme ça !
Tu trouves que c’est plus difficile pour les femmes que pour les hommes ?
L.M : Je dirais que oui, surtout sur les ballets classiques. C’est plus éreintant pour les femmes, on a souvent plus de partition à danser avec les actes blancs, les poses sont difficiles à tenir pour le corps, les pointes font mal, et il faut assurer les dates importantes comme les premières ou les captations même lorsque les jambes sont lourdes pendant les règles. Et puis on est plus nombreuses donc il y a plus de concurrence.
Est-ce pour ça qu’il y a moins de femmes que d’hommes chorégraphes ?
L.M : Non je ne pense pas. Les femmes sont très présentes sur la scène contemporaine : Bobbi Jene Smith, Crystal Pite, Pina Bausch, Trisha Brown, Martha Graham entre autres. Mais il est vrai qu’elles sont moins présentes en classique.
Comment le travail de pas de deux est-il abordé dans le corps de ballet ?
L.M : Le travail de pas de deux est très basique dans le corps de ballet. Il faut savoir se laisser diriger, respecter les bonnes distances, offrir son dos pour certains portés, créer une contre-force dans sa main…c’est un travail d’équipe.
A l’école de danse il y avait des cours d’adage, j’ai eu comme professeur Attilio Labis qui était un vrai maître. Lorsque je suis entrée dans le corps de ballet des cours d’adage avaient lieu mais peu de monde y allait. Mais Irek Mukhamedov, répétiteur à l’Opéra, est un très bon partenaire, Lionel Delanoë aussi, ils savent nous aider. J’ai de la chance car comme je suis grande on me donne en général de grands danseurs costauds comme partenaires. C’est important d’avoir un bon partenaire car sinon on peut se faire mal : la façon dont il nous dépose au sol après un porté compte beaucoup, il faut aussi qu’il nous mette sur notre axe. Il y a des danseurs qui ont ça naturellement, mais on peut être un très bon danseur et un mauvais partenaire, c’est aussi une question d’écoute, et d’accepter d’être au second plan !
Revenons à la série Balanchine qui vient de se terminer. Déjà, comment décrirais-tu le style de ce chorégraphe ?
L.M : C’est très musical, très dansant et fluide, c’est appréciable pour le danseur même si c’est dur techniquement. En général il y a moins de choses traitres (sauf peut-être dans les deux ballets de ce programme !). Dans cette série ça se voulait facile et il y avait des choses vraiment très dures pour les solistes. Globalement Balanchine aimait beaucoup les femmes et les a bien mises en valeur.
Comment s’est passé le travail sur cette série Balanchine ?
L.M : Ce fut un travail passionnant, grâce à la rencontre avec les répétitrices. Patricia Neary est un personnage flamboyant, une danseuse de 82 ans qui a remonté le Ballet Impérial avec l’énergie d’une lionne. Nous avons eu très peu de temps pour le remonter, les séances de travail était donc intenses, mais Patricia était très à l’écoute de nous tous.
C’était fabuleux d’assister à cela. Ce genre de rencontre marque et donne la force de travailler et de se présenter sur scène le mieux possible.
Malheureusement, passée la première représentation, le rythme intensif de la série et la chorégraphie très dure de Ballet Impérial ont généré des blessures chez beaucoup de danseurs.
Gérer les blessures, c’est quelque chose qu’on vous apprend, à l’école de danse par exemple ?
L.M : Je me souviens d’une professeure qui nous avait dit de prendre soin de notre outil de travail, car quand un pied ou un genou est abîmé on ne peut pas le changer, et on doit faire ensuite toute sa carrière avec. Mais enfant c’est une chose que l’on n’entend pas, on force, on a besoin de montrer l’effort, on pense mieux travailler comme cela. Il faut du temps pour comprendre comment travailler, et malheureusement c’est souvent en passant par des blessures que l’on comprend. On ne peut plus simplement faire pareil après. Puis, en vieillissant, le corps ne peut plus pousser pareil, il faut l’accepter. Cela ne veut pas dire que cela sera moins bien, au contraire on se concentre sur l’essentiel.
C’est donc un travail personnel, pas quelque chose qu’on nous apprend à l’école. C’est aussi une ouverture d’esprit de voir si quelque chose peut nous convenir en dehors de la préparation classique. De mon côté je ne peux plus faire cinq barres par semaine, j’alterne avec du yoga et des Pilates pour que le corps ne soit pas asphyxié. Ça fait du bien, ça réveille le corps progressivement, c’est très bien construit.
Justement tu refais les mêmes exercices à la barre depuis l’enfance, tu n’en as pas assez parfois ?
L.M : Étonnamment non. Je ne me suis jamais lassé de faire des pliés, des dégagés, des ports de bras. Au fur et au mesure que l’on avance dans sa vie de danseuse, on s’aperçoit que le travail à la barre est une recherche infinie. Sa construction progressive permet de tout travailler, et au fil des années on essaie d’affiner ses sensations, d’approfondir son travail, en passant par des connections plus juste, un placement plus respectueux du corps, porter ses bras sans les crisper, travailler la rythmique, la coordination, les épaulements. Dès le début de la barre on peut trouver tout cela. Le talent des pianistes qui accompagnent notre travail au quotidien, la richesse des professeurs, tout cela est inspirant.
Après une barre, le corps est prêt pour la journée. On se fait du bien, on s’étire, on s’extrait de la fatigue du spectacle de la veille, c’est un moment pour soi.
Le quotidien des danseuses du corps de ballet sera justement le thème que nous approfondirons dans l’épisode de la semaine prochaine…
Propos recueillis par Allison Poels
Une réflexion au sujet de « Rencontre avec Lucie Mateci, épisode 2 : le travail de corps de ballet et la série Balanchine »