Lors de la présentation toujours très commentée de la prochaine saison de danse à l’Opéra de Paris, l’entrée au répertoire de Mayerling, la même année que la reprise de Manon du même chorégraphe MacMillan, a fait couler de l’encre. L’annonce des pré-distributions est l’occasion de revenir sur ce choix, après avoir vu le ballet concerné à Budapest en mars dernier.
Pour la réouverture du bel édifice de l’Opéra National de Hongrie à Budapest, deux œuvres étaient programmées : le très symbolique (et superbe) opéra hongrois Hunyadi Laszlo, illustrant un passage de l’histoire nationale, et le ballet Mayerling. Si le choix de cette œuvre du chorégraphe anglais Kenneth MacMillan, qui n’est pas spécialement dansé par la compagnie, peut sembler à première vue moins évident, il revêt en fait une certaine logique. Déjà en raison de sa musique, composée par le hongrois Franz Liszt (le ballet est dansé sur un arrangement de John Arthur Lanchbery qui fait la part belle au piano), ensuite car l’intrigue relate l’histoire tragique du prince Rudolf, héritier de la couronne…d’Autriche-Hongrie. Si les circonstances de son décès et de celui de sa maitresse Marie Vetsera en janvier 1889 dans le pavillon de chasse de Mayerling n’ont jamais été clairement élucidées, MacMillan tranche en faveur du suicide du couple. Son ballet est un drame psychologique axé sur la personnalité instable et tourmentée de Rudolf et ses relations mouvementées avec les nombreuses femmes qui l’entourent.
Mais faire entrer Mayerling au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris à l’automne prochain a-t-il du sens ? Cela dépend du point de vue dans lequel on se place.

MacMillan est un chorégraphe majeur du ballet narratif du XXe, qui a chorégraphié quelques chefs d’œuvre, et dont l’Histoire de Manon figure déjà au répertoire parisien. Un chorégraphe apprécié par Aurélie Dupont, directrice de la danse au moment de ce choix de programmation, et qui avait fait ses adieux à la scène avec cette même Manon. Mais Mayerling, une des œuvres les plus tardives de MacMillan, n’est pas sa plus réussie. La chorégraphie, très hachée, manque d’harmonie – il faut dire que ce style n’est pas celui qui convenait le mieux aux danseurs de l’Opéra de Budapest, mais pour les curieux, il est actuellement dansé jusqu’à mi-juillet par le ballet de Stuttgart, bien plus familier de ce répertoire dans lequel il excelle. La narration est un peu trop chargée, et en cela rappellera aux balletomanes parisiens certains passages du Rouge et le Noir, quoique dans Mayerling les trop nombreux changements de décor soient au moins le prétexte à de la danse sur l’avant-scène. L’absence de grands mouvements d’ensemble, mis à part pour les prostituées, thème récurrent chez MacMillan et toujours traité avec vulgarité, crée un certain manque d’harmonie. Pour le corps de ballet, l’intérêt est donc assez limité, avec peu de passages dansés et une présence réduite au minimum. Le ballet sera également assez difficile à vendre au grand public : si les superbes costumes historiques mettent l’eau à la bouche, la grande violence de l’histoire (avec notamment une scène de viol explicite qui ne conviendra pas à tous les publics) et l’absence de belles harmonies pourraient être de nature à limiter l’audience.

Alors fallait-il s’en passer ? Pas nécessairement. Car dans le principal défaut de Mayerling réside aussi sa force : tout le ballet repose sur les solistes. A commencer par le premier rôle masculin, celui de Rudolf, qui y est dépeint comme un homme violent ayant un rapport obsessionnel à la gente féminine et obnubilé par la mort. Tout un programme pour le danseur chargé d’endosser ce lourd rôle qui demande, pour être intéressant, une forte sensibilité tragique, nécessaire pour dépeindre avec justesse ce caractère complexe qui évolue tout au long du ballet. A Budapest, Dmitry Timofeev s’en sortait avec une belle interprétation du personnage, quoique la technicité du rôle lui ait parfois donné un peu de fil à retordre. Un rôle qui, à Paris, verra Stéphane Bullion faire son retour sur la scène du palais Garnier, en tant qu’invité, après ses adieux début juin. Une excellente nouvelle pour le public, car s’il y a un danseur parisien que l’on imagine aisément incarner le prince Rudolf, c’est bien lui. Le personnage semble taillé sur mesure pour ce danseur habitué des rôles sombres, qui a marqué de son empreinte le rôle d’Armand dans la dame aux camélias, et qui saura donner à ce caractère torturé toute la profondeur nécessaire à en faire un grand rôle. Dans un style différent, l’interprétation de François Alu, dont ce sera la première prise de rôle depuis sa nomination d’étoile en avril, devrait être intéressante. Le danseur souvent qualifié de rebelle a une indéniable présence scénique, indispensable dans un tel rôle, et s’il sait montrer de la puissance dans ses interprétations, il a également fait preuve de plus de nuance dans la Bayadère en avril. Il est à gager que les deux danseurs proposeront des lectures très différentes du rôle, et aussi intéressantes l’une que l’autre.
Les deux principales étoiles masculines de la compagnie, Mathieu Ganio et Hugo Marchand, seront les deux autres Rudolf. Le premier, archétype du danseur classique, est l’une des plus grandes étoiles actuelles à l’Opéra de Paris dans les rôles romantiques. Il pourrait apporter au rôle de Rudolf une fragilité et une sensibilité plus rares, et nuancer la vision très noire de ce personnage. Quant à Hugo Marchand, ce devrait être l’occasion pour ce grand danseur à la technique impressionnante d’approfondir la palette des émotions qu’il propose au public, ce qu’il fera sans doute avec un total investissement. Quatre distributions masculines qui devraient donc se compléter à merveille pour offrir au public différentes lectures du rôle principal.

L’autre intérêt de Mayerling réside dans le grand nombre de rôles féminins de premier plan, les différentes maitresses et la femme du prince Rudolf se voyant attribuer des rôles quasiment d’égale importance. Au ballet de l’Opéra de Paris, où la jeune génération commence à affirmer des personnalités émergentes vraiment prometteuses sur le plan artistique, cela aurait pu être l’occasion de mettre en avant de nombreux jeunes talents. Le choix fait avec ces pré-dsitributions est plutôt de privilégier les étoiles. Ainsi, Dorothée Gilbert, Myriam Ould-Braham, Ludmila Pagliero et Hannah O’Neill, qui toutes les quatre ont déjà montré de vrais talents de tragédiennes, se partageront le rôle de Marie Vetsera, la maitresse de Rudolf qui se suicidera avec lui. Le rôle nécessite en particulier de montrer l’évolution rapide du personnage au fil des scènes, un beau challenge que les quatre danseuses devraient relever avec brio. Faut-il voir dans la présence d’Hannah O’Neill aux côtés de trois étoiles le signe d’une potentielle nomination ? C’est tout ce qu’on lui souhaite. Elle dansera également le rôle de Marie Larish, ancienne maitresse de Rudolf jouant les entremetteuses, où l’on retrouvera également Valentine Colasante et Laura Hecquet, des danseuses peut-être un peu moins expressives pour un rôle de maturité en miroir de celui de Marie Vetsera.

Au moins deux rôles permettront cependant de donner leur chance à des danseuses moins gradées. Celui de la princesse Stéphanie est loin d’être évident, tant il faudra de finesse dans l’interprétation pour dépeindre avec justesse cette jeune femme terrifiée par son mari violent. Une vraie gageure, où l’on retrouvera avec grand plaisir Eleonore Guérineau, dont la danse d’une grande subtilité n’est pas toujours mise en avant et qui se retrouve malheureusement écartée de Giselle pour cause de blessure. Charline Giezendanner fait également son retour sur le devant de la scène avec ce rôle, après quelques années creuses, et il sera très intéressant de voir comment elle aborde ce personnage poignant. Marine Ganio, habituellement plutôt mise en avant dans le contemporain comme récemment dans Carmen de Mats Ek, aura cette fois-ci sa chance dans un rôle classique. C’est une danseuse qui a de la personnalité à revendre, et que l’on aurait peut-être mieux imaginée dans le rôle de Marie Vetsera, mais qui fera sans doute du rôle de Stéphanie quelque chose d’intéressant. Enfin, Silvia Saint-Martin, qui est de mieux en mieux distribuée, devrait mettre à profit l’étendue de son expérience aussi bien classique que contemporaine pour s’emparer de ce timide personnage. Les quatre interprétations devraient être très différentes, de la douceur d’Eleonore Guérineau à l’énergie de Marine Ganio, et nul doute que là encore les balletomanes auront plaisir à les voir toutes.
Eleonore Guérineau sera également distribuée dans le rôle de Mitzi, une mondaine qui a son importance dans l’histoire, à l’opposé du personnage de Stéphanie à qui elle se trouvera d’ailleurs confrontée. Un beau challenge pour cette danseuse remarquable, que d’interpréter dans la même série deux rôles aussi opposés. Sûre d’elle, provocante, calculatrice, Mitzi sera l’occasion pour Roxane Stojanov et Bleuenn Battistoni, toutes deux promues cette année (aux rangs de première danseuse et sujet) et très prometteuses, de s’essayer à un registre plus sensuel après avoir dansé le rôle de la princière Gamzatti dans la Bayadère. L’une comme l’autre savent faire preuve d’une froideur altière, mais devront peut-être adoucir quelque peu leurs expressions pour ce rôle.

Deux autres rôles devraient être intéressants pour leurs intérprétations : celui de l’impératrice Elizabeth, qui entretient une relation houleuse avec son fils, et où les balletomanes guetteront Héloïse Bourdon, et celui de Bratfisch, où notamment Paul Marque pourra exprimer toute sa virtuosité, mais où Marc Moreau pourrait également se démarquer.
Mayerling n’est donc peut-être pas le meilleur choix pour attirer de nouveaux publics, ce qui semble pourtant être une des priorités de l’Opéra de Paris en ce moment, ni pour fidéliser des amateurs non spécialistes en général plutôt friands de beaux spectacles harmonieux, peu présents dans la saison 2022-2023. En revanche, il devrait faire le bonheur des balletomanes en leur donnant l’occasion de comparer des interprétations très différentes de rôles complexes, rôles qui seront également très enrichissants pour les danseurs distribués.