Giselle, le grand ballet romantique, irremplaçable, inégalable (l’auteur de ces lignes est d’une objectivité parfaite), doit comme tous les chefs-d’œuvre ayant quelques années, et à vrai dire comme tous les ballets classiques, trouver sa place dans notre époque.
Ça tombe bien, cette année le public français a eu plusieurs occasions de se poser des questions existentielles à ce sujet, avec tout d’abord la version classique à l’Opéra de Paris en juin-juillet, puis celle de Kader Belarbi aux chorégies d’Orange, la version de Ratmansky (cherchant à revenir aux sources de la chorégraphie d’origine) donnée à Londres en septembre pour les balletomanes voyageurs, et enfin la plus moderne version d’Akram Khan, dansée par l’English National Ballet, ouvrant superbement la nouvelle saison au Théâtre des Champs-Elysées. De quoi s’adonner aux joies de la comparaison, et en tirer quelques réflexions.
Car Giselle fait aujourd’hui débat.
Sur le banc des accusés : la naïveté (voire la mièvrerie) de Giselle et du premier acte en général, l’indifférence des seigneurs au malheur d’une paysanne, le sort différent réservé à Hilarion et Albrecht, mais surtout le pardon final, si emblématique de ce ballet mais qui pour certains, en 2022, ressemblerait à un déni de justice.
Alors, Giselle aurait-elle dû faire un carnage ? Pas sûr. Pour nourrir la réflexion de chacun, voici un petit tour d’horizon des interprétations qui ont été proposées récemment, aussi bien par les danseurs que les chorégraphes.

Le rôle de Giselle au premier acte
Commençons par le premier acte.
Giselle au premier acte peut être naïve et ingénue, c’est l’interprétation qui a longtemps dominé : elle se laisse alors séduire par le premier venu, en l’occurrence le perfide Albrecht. Encore aujourd’hui un certain nombre de danseuses l’interprètent avec une fraicheur très enfantine, mettant en avant sa jeunesse (c’est par exemple le cas de Svetlana Zakharova, ou de Marianela Nunez qui aime souligner ce côté innocent). Cette naïveté peut être envisagée avec une pointe d’auto-dérision : Dorothée Gilbert et Hugo Marchand avaient choisi avec succès l’humour lors de la dernière reprise, mettant en avant le décalage entre les grands élans amoureux de Giselle et la réserve d’Albrecht réalisant peu à peu qu’il a fait une grosse bêtise. Cette touche de légèreté, très bien accueillie par le public, permettait de prendre de la distance par rapport au côté à première vue simplet de l’histoire, et d’embarquer l’auditoire malgré tout.
Mais la relation entre Giselle et Albrecht au premier acte peut aussi être largement modernisée, et ce même sans changer la chorégraphie : selon le choix d’interprétation des danseurs, les deux amoureux peuvent sembler se connaitre déjà depuis un moment ; les premières scènes ne relatent alors plus la séduction à sens unique de Giselle par Albrecht, mais un flirt tout à fait contemporain. C’est le choix qu’avaient fait Ludmila Pagliero et Karl Paquette lors de l’avant-dernière reprise, avec une belle complicité entre les deux danseurs. La Giselle de Pagliero montrait une grande maturité, aux antipodes de l’interprétation retenue par Leonore Baulac par exemple, qui s’inscrivait plus dans la tradition de la jeunette innocente. Alice Renavand a choisi encore une autre voie cette année, avec une Giselle très sage mais peut-être plus raisonnable que vraiment naïve ; une sorte d’entre-deux assez moderne.
On peut noter aussi la vision imposée par la pantomime plus directe, plus compréhensible aussi, de la version de Ratmansky, où les deux tourtereaux semblent entretenir une relation de longue date et non pas se rencontrer pour la première fois lorsque Giselle sort de chez elle, et où elle n’est plus la jeune innocente qui se laisse embobiner par le premier venu.
D’une manière générale dans le premier acte tous les personnages sont largement modernisés par Ratmansky dans leur jeu théâtral, ce qui contribue à rendre l’intrigue plus actuelle, moins surannée.
Bien sûr, ça ne change rien au fait qu’Albrecht dissimule son véritable statut (on y reviendra, il ne perd rien pour attendre), mais ça rend le premier acte plus facilement compréhensible en 2022.

Les personnages de Bathilde et d’Hilarion
Ces différentes interprétations possibles au premier acte se retrouvent aussi dans le personnage d’Hilarion : souvent perçu comme simplement éperdu, et relativement innocent, il prend une tonalité bien plus sombre chez Ratmansky, qui en fait un jaloux cherchant sciemment à faire du mal et briser le couple en face lorsqu’il dénonce Albrecht. L’évolution du personnage y est pourtant progressive : on voit Hilarion comprendre petit à petit ce qui se joue devant lui, de façon plus crédible qu’avec la pantomime habituelle, avant de montrer les moins belles facettes de sa personnalité. On retrouve cette vision très sombre d’Hilarion dans la version d’Akram Khan, où il se montre très possessif envers Giselle, trop même, et semble vouloir la conquérir plus par ego que par amour. Même dans les versions les plus classiques, qui imposent moins de parti pris, certains danseurs font ce choix dans leur interprétation (à l’Opéra de Paris, Daniel Stokes, lors de la dernière série, était glaçant, et campait un Hilarion particulièrement menaçant). Ce n’est pas pour autant le cas de tous les interprètes, et certains choisissent au contraire d’adoucir le personnage du garde-chasse, qui semble alors presque être l’innocente victime des willis au second acte. Comme Roberto Bolle par exemple à la Scala de Milan, dont l’Hilarion semblait surtout très amoureux de Giselle, ou bien plus récemment Alexandre Gasse, timide et vraiment touchant lors de la dernière saison à l’Opéra de Paris.
Et Bathilde alors ? Dans beaucoup de versions, le personnage est quasi inexistant : elle se promène d’un air hautain, et tourne vite les talons une fois la supercherie révélée, semblant surtout indignée que son honneur soit ainsi bafoué. Notons toutefois un élément qui semble souvent oublié : Bathilde est tout autant trahie que Giselle. Les deux femmes sont le miroir l’une de l’autre, et certains ont tenté de remettre en valeur son personnage.
C’est le cas surtout de la chorégraphie de Ratmansky : dans sa version Bathilde montre une certaine empathie pendant la scène de la folie, et semble réellement concernée par ce qui arrive à Giselle. Elle réapparait à la fin du deuxième acte, venant chercher Albrecht, et lui pardonnant donc elle aussi ; Giselle encourage alors leur union avant de disparaitre. Une piste intéressante, qui efface la logique de compétition entre les deux femmes et en fait au contraire, dans une certaine mesure, des alliées dans leur malheur.
Ces différentes interprétations des principaux rôles peuvent surtout permettre de rendre le premier acte plus théâtral, plus ancré dans notre époque. Les mêmes nuances d’interprétation peuvent d’ailleurs se retrouver dans le corps de ballet, dont le rôle est loin d’être négligeable (sur ce plan-là la chorégraphie de Kader Belarbi est justement assez équilibrée).

Le rôle d’Albrecht, vraiment indéfendable ?
Venons-en à Albrecht, justement – le principal accusé de notre procès. Initialement, le rôle était assez creux. C’est avec Noureev notamment qu’il a pris plus de profondeur en France, et qu’une interprétation plus tragique du rôle s’est dessinée. Albrecht est désormais majoritairement interprété non pas comme un vil et froid séducteur, mais comme réellement et éperdument amoureux de Giselle. Plutôt qu’un manipulateur froid et cruel, il est plutôt considéré comme un irresponsable ne mesurant pas du tout les conséquences de ses actes.
Des nuances apparaissent toutefois d’un danseur à l’autre.
Au premier acte, Albrecht peut ainsi être plus ou moins amoureux, soit se laissant emporter par son attirance pour Giselle sans songer un instant à quelque chose de plus sérieux (c’est la vision de Vadim Muntagirov par exemple), soit un peu plus sincère dans sa démarche, quoique n’ayant certainement pas envisagé de plan à long terme (Hugo Marchand, presque enfantin dans sa gestuelle). Une fois son stratagème mis à jour, il peut aussi être plus ou moins lâche (c’est quand même le principal trait commun des personnages masculins dans le ballet classique, les pauvres).
Lors de la mort de Giselle on peut encore observer des nuances : certains Albrecht se détournent, un peu honteux, au mieux désemparés. D’autres se montrent fous de douleur : Roberto Bolle par exemple excelle dans ce registre, et récemment Paul Marque a également fait sienne la scène de folie de façon très émouvante, son désespoir semblant presque équivalent à celui de sa partenaire.
Au second acte là encore, chaque danseur apporte ses propres nuances, malgré la grande tristesse qui guide bien entendu toutes les interprétations. Certains se présentent plutôt fiers et altiers devant Myrtha, semblant prêts à mourir noblement mais s’estimant visiblement innocents (c’est souvent le parti pris par les danseurs du Bolshoï, Artemy Belyakov le premier). D’autres montrent une détresse plus marquée, semblant ressentir pleinement le poids de la culpabilité. Mathieu Ganio par exemple se montre toujours très expressif et lyrique dans ce deuxième acte.
Les chorégraphes aussi pèsent dans la balance : chez Akram Khan, Albrecht, éperdu de douleur, adopte une attitude de repentir total, contribuant à donner au pardon de Giselle une dimension plus symbolique, plus universelle.

La complexité du deuxième acte et la dimension symbolique
Mais justement, et si c’était la symbolique qui comptait plus que l’histoire prise au pied de la lettre ? C’est la piste explorée par certains interprètes, et là encore, plusieurs visions cohabitent.
Alessandra Ferri, grande interprète de Giselle s’il en est, considérait la mort du premier acte comme symbolique et y voyait un passage dans une vie de femme. Une vision finalement très introspective de l’histoire.
Totalement à l’opposé du spectre, lors de la dernière reprise à l’Opéra de Paris, un certain nombre de danseuses du corps de ballet se sont inspirées des luttes féministes actuelles pour interpréter l’ensemble des willis, en accentuant leur côté vengeur et donnant cette fois une dimension sociétale au ballet.
Entre les deux, la vision de Marianela Nunez met en avant la victoire de l’amour, inconditionnel et au-delà de tout ; Giselle est alors l’expression d’un idéal, au-delà des simples protagonistes.
L’interprétation de Giselle est bien entendu centrale dans cet acte aussi ; même si un peu moins de nuances y sont possibles dans l’expression du personnage, on observe néanmoins plusieurs variantes. Elle peut déjà être plus ou moins incarnée (Alessandra Ferri, aérienne dans sa danse mais visiblement animée d’un amour encore très humain); ou bien évanescente, presque absente, comme Alice Renavand qui est parvenue à donner l’impression d’être déjà dans un autre monde et de n’agir plus que par un automatisme obéissant à sa froide détermination. Sa défense d’Albrecht peut ainsi sembler répondre uniquement à son amour (Alessandra Ferri, passionnée), à une affection déjà moins charnelle (Alice Renavand, presque maternelle), ou bien prendre une portée universelle comme dans la version d’Akram Khan qui met en avant que Giselle, par son pardon, met fin à la spirale de la violence dans laquelle sont enfermées les willis.
Ainsi, en fonction de l’interprétation de Giselle au deuxième acte, le pardon peut être guidé soit par la force d’un amour absolu que rien ne peut atteindre, pas même la trahison, ou bien par un idéal pacifique et un refus de la violence. Dans les deux cas, la symbolique dépasse largement le cadre de l’histoire de Giselle et d’Albrecht.
Quelques éléments de réflexion plus globale pour terminer. Giselle est-elle vraiment dans un rôle de victime dans cette affaire ? Une autre compréhension est possible si l’on considère sa mort comme symbolique ici (il faut bien justifier un acte blanc) : Giselle, en pardonnant, reprend le contrôle, et montre une grandeur d’âme qui l’élève. Et si, contrairement à ses consœurs willis qui passeront le reste de leur vie (de leur mort, d’accord) à courir après la vengeance, Giselle, en libérant Albrecht, se libérait elle-même du poids de la haine ?